34. Franchir le ciel

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(1000 mots)

À nouveau, le peuple des ombres se suspendit à leur étrange duo.

Christophe rêva que son bras devenait un arc immense, capable de tirer des flèches jusqu'à la voûte du ciel. Il y planta ainsi plusieurs crocs, qu'il relia par des Arceaux. Des fils pendaient de ces grappins improvisés. Une fracture apparut entre deux étoiles ; un fragment de roche se détacha, demeura en suspension dans l'air vicié de Vorago, puis s'écrasa dans la boue. Un filet d'eau jaillit d'une de ses agrafes, qui fut bientôt éjectée par la pression. Une cascade tombait désormais de la voûte. Des fissures plus larges apparurent, dans un grand craquement.

« Reste près de moi, demanda-t-il.

— Il nous est impossible de faire autrement. Allez, Christophe. Je te l'ordonne. Libère-toi. »

Il tira alors sur ses attaches et amena à lui la voûte céleste.

L'Océan s'engouffra dans Vorago en vague immense, fracassante, qui fit poussière des rochers et des bâtiments dispersés dans le marécage, aussitôt dissous comme des sels. Cette masse verdâtre altérait déjà la nature du rêve, arrachait ses noms et faisait disparaître toute trace du village des enfers. Car c'est ainsi que procédait Océanos, sans même savoir pourquoi, ni comment. Sa tâche était si titanesque qu'elle avait supplanté toute autre raison.

Christophe étendit devant eux un grand bouclier d'Arcs.

Il crut que dans le grondement de cette vague, Océanos leur hurlait quelque malédiction. Ce n'était pas impossible. Chaque goutte d'eau de l'océan enfermait quelque fragment de sa conscience.

Le choc envoya une onde puissante dans tout son corps astral. Il crut qu'il allait se disloquer sur place. Mais Aléane se trouvait avec lui, main dans la sienne, et la résonance de leurs deux volontés garda le bouclier intact, tandis que le flux se séparait en deux, emportant sur les côtés des milliers d'âmes en peine.

Leurs voix ne portaient plus désormais ; d'ailleurs, la notion de son n'avait plus de sens ; l'océan reprenait ses droits. Mais Christophe s'entendait encore penser ; il sut, même entre deux masses grondantes, qu'ils devaient plonger dans l'eau et nager vers la surface.

Ils franchirent le faux ciel qui se disloquait autour d'eux ; Christophe portait avec lui une puissante lumière et dans son sillage suivait la troupe des exilés, plus clairsemée, tous ces vieux criminels qui nageaient dans l'océan comme s'ils le frappaient sans cesse.

L'obscurité se fit bientôt plus dense, plus insistante. Il fallait lutter pour maintenir le cap, comme si un courant les poussait vers le fond et repoussait la lumière. Christophe traça encore plusieurs Arceaux pour la maintenir en place, refouler l'inconnu au nom de sa liberté promise. Plusieurs bagnards de Vorago furent engloutis par un mouvement flou. Dans ces eaux denses rôdaient des prédateurs aussi vieux que l'univers, aussi féroces que l'océan lui-même, en symbiose avec lui.

Il voulut regarder en arrière ; Aléane l'en dissuada d'un geste. Il ne devait pas s'occuper d'eux. Tous les prisonniers savaient ce qu'il en coûtait de se retourner contre l'Océan.

Alors ils continuèrent leur remontée.

Christophe entendit le claquement d'une mâchoire immense, qui manqua de lui briser le bras. Il frappa du poing dans le vide et rencontra une surface lisse, froide et gélatineuse, dans laquelle s'enfonça sa main. La créature éborgnée s'évanouit dans un remous. Elle avait espéré profiter du chaos pour se faire un festin, sans savoir qu'elle s'attaquait à l'instigateur de cette tempête.

Enfin, l'ombre fut aspirée par les fonds, tandis qu'une promesse de lumière surgissait entre les flots verdâtres. La surface s'approchait.

Comme pour contrebalancer cette garantie, la voix de l'Océan surgit alors autour d'eux, s'insinuant dans leurs esprits, contaminant leurs formes astrales.

« Tout être à mes regards est un mort en puissance. »

Il pouvait se permettre de ne désigner personne, car il les dominait tous ; ses yeux étaient partout.

« J'ai dévoré tous tes crimes, mais cela ne t'a pas rendu innocent à mes yeux. Tu ne mérites pas de quitter ces lieux ! Nul ne peut t'apporter la rédemption. Je le sais, car je suis au-dessus de tous les dieux. »

Mais mon idéal est au-dessus de toi, songea Christophe en perçant la surface.

Le contact de l'air lui fit un choc brutal, qui lui donna le tournis ; emporté par une vague, il manqua de replonger. Il essaya de s'accrocher au vent, mais ces masses d'air changeantes, inconsistantes, le refusaient. Pour franchir l'océan dans la tempête, il leur faudrait une embarcation.

Les morts, justement, invoquaient leur navire.

Une grande colonne osseuse perça les flots, suivie d'autres côtes parallèles, puis toute une cage compacte ; une coquille dont les madriers étaient des os de baleine, tenus ensemble par des cheveux de vikings. Un chef de guerre prit place à la poupe ; des rameurs s'enchaînèrent dans les cales. Christophe et Aléane s'arrachèrent aux eaux noires pour atterrir sur ce pont inégal, fait de tibias noués entre eux, un mât tordu planté au milieu, sur lequel un homme attaché crachait à la face du vent.

Et les morts s'activèrent, tandis que les eaux se soulevaient autour de leur galère, que le vent secouait la pluie par vagues, abattant sur eux des trombes incessantes.

« Qui a rêvé ce navire ? » s'interrogea Christophe à haute voix.

Les véritables passagers étaient fort peu nombreux, la majorité des ombres s'étant naturellement assujettie en bancs de rameurs uniformes, où les visages fondaient de nouveau et où les dernières traces de volontés personnelles étaient annihilées par l'effort collectif. Des esprits plus forts dictaient la marche.

« Il est à moi » intervint un homme, un Grec à en juger par son profil, fort répandu dans les méandres de Vorago. À croire que les héros plus anciens avaient déjà été dissous par la saumure infecte d'Océanos et que les plus récents nageaient encore entre deux eaux.

Christophe suivit le tracé de son nez d'aigle proéminent, qui cassait en deux une figure large. Il croisa des yeux emplis de ruse et de malice. Parmi tous les démons à peine humains de Vorago, cet homme se distinguait par un nom clair, ferme et définitif.

Nolim I : l'Océan des OmbresWhere stories live. Discover now