48. Rêves

19 8 5
                                    


Zhuangzi rêva une fois qu'il était un papillon, un papillon qui voletait et voltigeait alentour, heureux de lui-même et faisant ce qui lui plaisait. Il ne savait pas qu'il était Zhuangzi. Soudain, il se réveilla, et il se tenait là, un Zhuangzi indiscutable et massif. Mais il ne savait pas s'il était Zhuangzi qui avait rêvé qu'il était un papillon, ou un papillon qui rêvait qu'il était Zhuangzi.

Tchouang-tseu, Zhuangzi, chapitre II, « Discours sur l'identité des choses ».


C'est une sourde inquiétude qui fit s'éveiller Christophe, comme si son esprit contenait une clepsydre à deux réservoirs, où s'accumulait ce sentiment jusqu'à déclencher un mécanisme de décompte du temps. Et un violent mal de crâne.

Il se traîna hors de son lit, manqua de glisser sur un paquet de feuilles qui avait glissé de son bureau la veille au soir, et tira les rideaux.

La tempête avait baissé en intensité ; deux étages plus bas, des seaux d'eau continuaient de s'abattre sur l'asphalte, mais il ne s'agissait plus que d'une arrière-garde traînarde. Un des platanes planté sur le bord de la route s'était effondré dans les jardins de la copropriété. Un homme en ciré jaune, qui traînait un chien récalcitrant, était occupé à le contourner.

C'était un rêve étrange, songea-t-il.

Il attrapa un stylo à bille oublié sur une pile de travaux en cours et entreprit de dérouler les événements de la nuit.

Christophe était un écrivain public, c'est-à-dire qu'il avait la lourde tâche de transcrire la vie réelle en mots, à la manière d'un naturaliste empaillant toutes sortes d'espèces d'oiseaux pour en fournir une collection. Il rédigeait des lettres d'amour, des discours pour des mariages, des faire-part, des oraisons funèbres. Il faisait aussi dans la réunion syndicaliste ou politique. C'est un métier qui ne tombera jamais tout à fait en désuétude, car l'être humain, des salons où excellait Voltaire aux éditoriaux politiques, se passionnera toujours pour le sens de la formule, qui consiste à donner l'illusion de mettre beaucoup en peu de mots. On découvrirait que ces formules sont souvent creuses car leurs interprétations diffèrent ; nous les peuplons de sens nous-mêmes, à la manière de ces marionnettes d'ombres qui, en quelques brindilles et bouts de ficelle, créent des personnages animés de vie.

Ce sens de la formule qui faisait tout son art, cet art d'imprimer un sentiment en quelques mots, ne lui venait pas pour décrire ses rêves. Ce qui avait paru au premier abord grandiose et tumultueux devenait, dans ses mains, fade et sans saveur. Car les ombres de la nuit, prodigieuses, ne sont que quelques branches d'arbres tordues.

Un océan, songea-t-il, et il dessina, en quelques traits d'encre, une rive sans algues et sans coquillages, car la vie ne sortait pas de cet océan, elle y rentrait pour y être dévorée, absorbée – il en était l'antithèse.

Sous l'océan, le domaine du roi Zor, un colosse de pierre vivante, aux yeux rouges empesés de maléfices. Pour s'arracher à ce monde souterrain, Christophe l'avait battu. Il avait promis la liberté aux âmes emprisonnées.

Puis il y avait eu la tempête, féroce, ses vagues immenses, et entre ces vagues, le navire des morts, fait d'ossements humains, que dirigeait Ulysse en son dernier voyage.

Les pensées de Christophe allaient ainsi d'un point à l'autre, créant leur chemin au fur et à mesure.

Un dieu. Un immense bloc de glace et de métal orbitant autour d'une planète oubliée, qui arpentait les terres d'une civilisation éteinte, en attendant quelque chose... que son plan parvienne à exécution. Mais ce monde n'était pas seulement l'ermitage d'un dieu-sage patient, c'était aussi... une porte vers un secret enfoui. Christophe avait touché cette porte du doigt, tel l'explorateur ouvrant la chambre du tombeau, qui avant même de dévoiler la momie du roi maudit, sent frémir un air vicié, figé depuis des siècles.

Nolim I : l'Océan des OmbresWhere stories live. Discover now