7/ Tokushima for ever ou non

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Le lendemain, vêtue d'une jupe plissée jaune soleil, d'un pull en coton vert tendre et chaussée de sandales de la même couleur, Allegra entre dans le hall d'entrée de l'Alliance, en toute confiance. Elle a quasiment oublié l'incident de la veille et a travaillé une partie de la nuit sur le document de Takahashi sans grande difficulté. Elle compte profiter de la pause déjeuner pour consulter quelques dictionnaires et sources locales.

À peine a-t-elle posé le pied dans la salle principale qui s'ouvre sur la bibliothèque qu'Allegra aperçoit l'une de ses collègues japonaises faire de grands gestes et bredouiller comme une chèvre faisant une syncope. L'image est curieuse. Les chèvres font-elles de syncopes ? Allegra décide que oui et s'en tient à sa comparaison qui, si elle n'est pas réaliste, a le mérite de la faire sourire.

La collègue japonaise en question, proche de l'évanouissement, se nomme Makoto. C'est une jeune femme d'une extrême gentillesse, d'une grande efficacité au travail, et dont la beauté discrète - elle y arrive sans mal, elle ! - fait chavirer le cœur de son gentil voisin, un certain Arata. Cependant, question communication directe, elle est la pire des éventualités que pouvait rencontrer l'inconnu qui se tient devant elle.

Allegra se précipite à sa rescousse. Elle ne voit son interlocuteur que de dos, mais à sa taille, à sa carrure et à sa posture surtout, c'est un européen. Il ne se formalisera pas d'une entorse au protocole, ô combien rigide, des présentations à la japonaise. Makoto, en panique totale, doit penser la même chose - ou ne plus penser du tout – car elle expose le problème du visiteur aussitôt qu'elle la voit.

Allegra ne s'est pas trompée. C'est bien un européen. Un beau spécimen, qui plus est. Un grand brun au corps athlétique. Des yeux verts derrière des lunettes carré qui lui donne l'air d'un professeur de fac, ce que ses vêtements contredisent cependant. Aucun professeur ne s'habillerait avec un costume trois pièces aussi coûteux que celui que porte l'étranger. Allegra a l'œil pour les vêtements de luxe.

Ils échangent quelques mots d'anglais qu'il maîtrise parfaitement, mais pour une raison qu'elle ignore, Allegra ne pense pas que ce soit sa langue maternelle. L'application ? La prononciation parfaite ? Peu importe. Elle lui donne les informations qu'il recherche, en l'occurrence les modalités d'accès à la bibliothèque, et un plan pour trouver une adresse. Rien de bien sorcier.

Allegra se demande brièvement pourquoi Makoto a planté son disque dur interne pour si peu ? Puis vient la question suivante : pourquoi vouloir un plan papier quand l'information se trouve si facilement avec n'importe quel smartphone ? Puis, elle sourit, parce que, à bien y réfléchir, si cet homme est comme elle, il est probable que le smartphone en question soit totalement déchargé ou gisant mort au fond d'un quelconque sac par manque d'attention.

L'inconnu repart manifestement satisfait. Allegra est contente. La journée commence bien. Et puis brusquement, dans un éclair tardif de lucidité, elle se retourne et fixe avec stupéfaction le dos du visiteur qui disparait.

Bordel de bon dieu de merde ! Ce type ! Ce type ! C'est LE type qui l'a embrassée hier soir dans la rue ! Elle en mettrait sa main au feu ! C'est sûr qu'hier entre la pluie, la pénombre et le corps d'athlète hypnotisant, elle ne s'était pas trop attardée sur son visage, mais elle est sûre que c'est lui. Si on enlève les lunettes, la raie sur le côté et le costume...

Comme s'il avait senti son regard dans son dos, il s'arrête juste avant de passer la porte du hall et se retourne. Avec un demi sourire moqueur, il lui fait un clin d'œil et sort.

Il lui a fait un clin d'œil, là ?! Un clin d'œil ?! Argghhhhh ! La bonne humeur d'Allegra se dissout comme neige au soleil ou comme sucre dans le café... Elle sent que quelque chose lui échappe. Et ça n'est pas bon signe, en général.

La silhouette disparait pour de bon. Makoto se confond en excuse et la remercie. Un rayon de soleil vient jouer avec les couvertures de livres à ranger. Allegra se secoue. Après tout elle a juste embrassé un gars beau comme un dieu qui semblait dans les « guai* » (* les emmerdes). Rien de fatal, ni de déshonorant. La suite allait lui prouver le contraire.

Absorbée par la révélation précédente, elle s'assoit à son bureau sans se formaliser du regard désapprobateur de M. Fushukima, le responsable. Elle ne se demande même pas la raison de son ire matinale. M. Fushukima et elle ont un contentieux depuis le début de son séjour au Japon, en partie due à la rencontre fatale entre le regard inquisiteur du japonais et la veste chamarrée qu'elle portait ce jour-là. « Tout le monde ne peut pas avoir bon goût » pense la jeune femme avec un certain dédain. Depuis, il lui fait les gros yeux dès qu'elle porte autre chose que du pastel ou du beige. La jupe d'aujourd'hui doit lui éclater la rétine. Bien fait !

Allegra ignore donc royalement le triste individu, telle une lady face à une inconvenante crotte de pigeon sur le trottoir. Elle préfère se concentrer sur plusieurs copies qu'elle doit corriger. Elle profite toujours de ses permanences du samedi matin pour travailler sur ses cours de la semaine suivante. D'autant que l'après-midi, elle doit partir pour Kyoto.


Les tribulations d'Allegra MullerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant