Les tribulations d'Allegra Muller

60/ La disparition d'Allegra Muller ?

Allegra ne dit plus rien pendant plusieurs kilomètres. Recroquevillée sur la banquette arrière, elle se tient l'abdomen, les yeux fermés. La colère et la tristesse se mêlent à la douleur physique bien réelle. Au lieu de prendre un médoc – il doit bien y avoir un Advil dans son sac -, elle reste là, prostrée et souffrante. Elle se punit. Quelqu'un est mort par sa faute.

Matthew Fox, quels que soient ses nombreux défauts, avait réussi à se faire une petite place dans son cœur. Même si elle avait passé tant de temps à le fuir, à lui désobéir, à lui hurler dessus, Allegra ne pouvait oublier ce moment rare dans l'ascenseur, quand, tous les deux, ils avaient mis de côté leur ego et s'étaient trouvés. Et désormais, ce petit moment, cette éphémère félicité, lui pulvérise le cœur. C'est injuste.

Mais certaines injustices sont impossibles à combattre. La mort étant l'ultime injustice. L'inéluctable injustice. Celle contre laquelle personne n'est armé et ne peut vaincre. Tout comme au moment de la mort de ses parents, Allegra comprend qu'elle ne peut rien faire face à la disparition de Matthew. Mais alors qu'enfant, elle s'était laissée porter par la vague, engloutir par le rouleau de tendresse nommé Greta, elle se voit mal enlacer le colosse néo-zélandais qui lui sert de chauffeur pour faire un gros câlin et trouver du réconfort. D'autant qu'elle voit bien qu'il est lui-même ébranlé par l'évènement.

Il ne lui reste qu'une chose à faire. Appeler Sally. Mais le portable que lui avait donné Fox gît sous la pluie battante au pied d'un des murs du hangar de la piste abandonnée. À moins que Ari ne l'ait récupéré. Il a dû le récupérer. Il n'a sans doute laissé aucune trace de leur passage à part celles de leurs pneus.

— J'ai besoin d'un téléphone.

— No way.

— Pardon ?

— No way. Pas d'appel.

— La chinoise est morte. Je peux reprendre ma vie...

— Je dois réfléchir.

— Pardon, mais c'est tout réfléchi ! Matthew est mort. Zang Hong-Chi est morte. Allegra Muller peut reprendre sa vie là où elle l'avait momentanément laissée. Je vais m'efforcer d'oublier l'épisode japonais. Je vais retourner à New-York...

— Ça n'est pas aussi simple. Plus depuis que vous avez posé le pieds en Nouvelle-Zélande. La voiture a dû être retrouvée.

— La voiture ? Quelle voiture ?

— Celle dans laquelle votre corps a été carbonisé après un choc inattendu et plusieurs tonneaux.

— Je...

— C'est le scénario imaginé par Dieter.

— Mais...

— Vous deveniez Daphné Blake et vous commenciez une nouvelle vie.

— Mais... Et Paris ! Il m'a dit que je devais retourner à Paris ! Il n'avait pas l'intention de me laisser y aller ?

— Au début si. Mais il s'est rendu compte que vos talents intéressait beaucoup Smith. Il a eu peur que vous soyez obligée de suivre cette voie dangereuse. Il voulait que vous soyez libre, et surtout, que vous restiez vivante.

— Libre sans mes amis ? Libre en devenant une autre ? Il était malade ! Pas question ! Pas question Ari ! Je saurai gérer Smith et Shimada !

— Est-ce que vous êtes en train de me dire que Dieter s'est sacrifié pour rien ? gronde-t-il, le regard assassin.

Allegra se crispe immédiatement au fond de son siège comme une gamine prise en flag de caprice. Elle serre les dents et baisse les yeux. Son existence lui convient. Son existence lui convient drôlement, même avec des abrutis comme Samuel Ford ou Ottavio Smith dans le cadre. Il n'est pas question de disparaître.

Allegra Muller a 26 ans, bientôt 27, et il n'est pas question qu'elle s'efface au profit de cette idiote de Daphné Blake. Et pourquoi ne pas prendre un chien qu'elle nommerait Scoubidou aussi ? Elle s'achèterait un van et elle sillonnerait les routes à bord de sa mystery machine !! Non ! Ça n'est pas Allegra ! Allegra veut vivre !

— Non... murmure-t-elle.

— Pardon ? Je n'ai pas bien entendu ? dit-il d'un ton rogue.

— Non, crie-t-elle en serrant les poings. Matthew n'est pas mort pour rien ! Il m'a libérée ! Il a éliminé Zang. Je suis libre Ari ! Vous ne pouvez pas me demander de disparaître ! Je suis libre, et c'est grâce à Matthew ! Je ne serai jamais cette Daphné Blake ! Jamais !