Les tribulations d'Allegra Muller

29/ Entretien sur la corde

Ils sont arrivés à un compromis. Il s'assure qu'elle reste en vie, et elle ne fait pas n'importe quoi le temps de se faire oublier. Un compromis qu'elle a encore du mal à avaler, mais bon. Le bandage qui orne son bras est là pour lui rappeler que l'adversaire ne rigole pas. Si elle veut s'en sortir, il faut qu'elle fasse profil bas. Et qu'elle le fasse avec Matthew Fox. Ou quel que soit son nom. Parce qu'elle se doute que comme pour son apparence, qui n'est jamais tout à fait la sienne, que son nom doit être falsifié.

Quoiqu'il en soit, sa seule carte à jouer pour le moment est le retour du fichier au propriétaire d'origine. Allegra marche donc vers le building de la société Takahashi Tech. Fox lui a prêté une chemise. Un peu grande, mais avec un nœud sur le devant et deux boutons de col ouverts, on peut avoir l'impression que c'est exprès. De toute façon, elle a lâché ses cheveux pour focaliser l'attention sur son visage et pas sur le reste. Sans être spectaculaire, elle sait qu'une européenne rouquine avec quelques formes attire toujours l'œil. Ici comme ailleurs. Et avec Shimada, elle ne s'inquiète pas.

Fox lui a promis qu'à son retour, il aurait réussi à récupérer ses affaires. Elle s'est vaguement demandé comment il allait faire. Puis, elle a laissé ça au chaudron de questions sans réponse qui bouillonne dans son esprit depuis plusieurs heures, comme : que peut bien contenir cette clé USB pour mériter d'user de la violence la plus extrême ?

Allegra pousse la porte vitrée du building et s'avance vers les hôtesses d'accueil sous l'œil étonné des agents de sécurité. Sa tenue est d'une sobriété inhabituelle. Bien qu'elle soit déjà venue à plusieurs reprises, elle se présente, précise qu'elle est attendue, donne une carte de visite. Elle se félicite d'avoir fait faire ces petits cartons au design simple et efficace avant de partir de New-York. Ici, il est vital de pouvoir dégainer sa carte aussi promptement que des excuses ou des remerciements.

Allegra n'a pas le temps de s'asseoir parmi les confortables fauteuils disposés près du bureau d'accueil de Takahashi Tech qu'une jeune femme en tailleur impeccable bleu sombre vient la chercher en la toisant de la tête aux pieds. La française ne la connaît pas. Une nouvelle secrétaire ? Encore. Peu lui importe, tant qu'elle ne se retrouve pas nez à nez avec la mannequin chinoise de l'autre soir, elle s'estime chanceuse.

Takeo Shimada est égal à lui-même. Souriant et avenant. Est-ce son imagination ou le ton qu'il emploie pour lui demander comment elle va, est légèrement mielleux ? Elle ne relève pas et attaque la partie pro immédiatement.

Elle avoue qu'un contretemps l'a empêchée de finir la traduction, mais qu'elle n'en a que pour une heure tout au plus. Elle lui propose d'achever le travail dans les locaux. Ainsi, elle pourra la lui rendre sans délai supplémentaire.

Lorsqu'elle a fini, Shimada ne sourit plus. Depuis l'autre côté de son bureau, il la fixe un long moment en silence, les mains jointes devant son visage, avant de finalement se pencher vers elle. Il semble plongé dans une profonde et contrariante réflexion. Puis son visage semble s'apaiser et il se remet à sourire. Il a pris une décision, et Allegra n'est pas sûre d'avoir envie de savoir laquelle. Les suppositions de Fox sur la corrélation entre Shimada et le coréen ne cesse de lui trotter dans la tête.

— Vous êtes une jeune femme pleine de surprises, Mlle Muller. Vraiment stupéfiante à plus d'un titre.

— Stupéfiante à plus d'un titre ? répète lentement Allegra en sentant une sueur froide couler le long de sa colonne vertébrale.

— Vous êtes très séduisante, intelligente, rigoureuse et incroyablement chanceuse.

— Ça fait beaucoup, souffle la jeune femme de plus en plus crispée sur son siège.

— Je suis sûr que vous avez compris que le document que vous avez traduit n'est pas le réel enjeu de la transaction, dit le japonais en croisant ses mains sous son menton pour s'y appuyer.

Le Takeo Shimada qui lui parle maintenant n'a plus grand-chose à voir avec celui qui l'a embauchée il y a quelques mois.

— Pardon ?

— Mlle Muller, ne jouez pas à plus bête que vous n'êtes. Je vous ai sous-estimée, je le reconnais, mais...

— Vous ne m'avez pas sous-estimée ! Vous vous êtes servi de moi ! La nuance est importante ! lance alors Allegra en se levant promptement.

Elle veut fuir au plus vite. Elle a été idiote de croire que Shimada n'avait rien à voir avec tout ça... Fox a raison depuis le début ! Elle se mettrait des gifles ! Il faut qu'elle sorte !

— Asseyez-vous, Mlle Muller ! Nous n'avons pas fini ! dit alors une voix qu'elle ne connaît pas.

Un homme de taille moyenne, le cheveu rare et la mine renfrogné, l'observe depuis un coin de la pièce. Toute à son stress, elle ne l'avait pas remarqué en entrant. Mais peu importe qui il peut être. Allegra ne veut rien avoir à faire avec lui. Surtout ne rien savoir