83/ Être le soleil

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Coiffée d'un chignon bas, avec son fin pull myrtille, son pantalon cigarette turquoise – le framboise n'a pas réussi à passer la caisse du magasin -, et ses baskets blanches, Allegra marche devant Dieter avec entrain, sans appréhension, le sourire aux lèvres. Il est difficile de croire que quelques jours plus tôt, elle a vécu un drame et frôlé la mort. Allegra Muller dans toute sa splendeur. Ah ! Non ! Daphné Blake pour le voyage. Non sans rechigner, elle a accepté de prendre l'identité secrète que Dieter lui avait fabriquée juste avant sa disparition. Elle aurait préféré Velma Dinkley.

Velma Dinkley ! Avec cette plastique et cette chevelure ! Non, Dieter n'en démord pas. Elle est définitivement Daphné Blake ! Mais lui, n'est pas Fred Jones. Il a préféré revêtir sa panoplie de vieux schnock. Pantalon côtelé, chemise à carreau et gilet de laine sous veste un peu miteuse. Mais il n'a pas seulement l'accoutrement du vieux schnock, il en a aussi le visage...

Sally n'en a pas cru ses yeux quand il est ressorti de la salle de bain le matin même. Il a bel et bien l'air d'avoir la soixantaine. Même sa posture est impeccable. Il est Arthur Ringwall, ancien professeur de philosophie. En vacances. Et Arthur Ringwall, par une surprenante coïncidence, va descendre au même hôtel que Mlle Muller. Dans quelques heures il redeviendra Shade et accomplira la mission qui les délivrera lui et Allegra de la menace que Smith fait peser sur eux.


La porte n'a émis qu'un infime bruit. Un souffle. Et il est là. Entièrement vêtu de noir. Les cheveux humides. Il n'est plus Arthur Ringwall. Il est redevenu Dieter Wolf. Son Dieter Wolf, pense Allegra secrètement.

— Mlle Muller, nous devons parler.

Diable, qu'il est beau avec cet air ténébreux, et ce regard... Beau et beaucoup trop proche pour qu'Allegra puisse réfléchir correctement. Elle le soupçonne de le faire exprès.

— Vraiment ? parvient-elle à murmurer.

— Vraiment.

Bon. Elle ne va pas se mentir. Cet entre-deux entre eux devient quasi insupportable. Entre le baiser échangé dans l'ascenseur, et celui donné alors qu'ils allaient affronter Terminator, il y a un monde d'absence et de chagrin qui laisse un petit goût de rancune dans la gorge d'Allegra. Et Allegra déteste ça. Elle aime les choses claires, lumineuses, souriantes. Elles lui sont nécessaires. Plus que jamais... Alors, ils ont, en effet, quelques broutilles à éclaircir.

Mais, Allegra n'a pas besoin de mots pour exprimer ce qu'elle ressent. Sally l'a aidée à y voir clair. En tout cas, un petit peu plus clair. Comment nier que la présence de cet homme fait bondir son cœur de joie ? Comment ne pas apprécier cette sensation nouvelle pleine de folles perspectives qu'elle ressent lorsqu'il la frôle ? Comment expliquer cette envie incessante de le pousser dans ses retranchements pour le faire réagir ? Car il n'y a aucun de doute que l'indifférence de Dieter serait la pire des punitions pour la jeune femme.

Et puis, elle ne peut ignorer que ses sentiments sont probablement partagés. Le baiser de l'ascenseur n'était pas simplement empli de désir. Et celui près de la bergerie promettait bien autre chose que du plaisir charnel. Même si elle ne le reconnaîtra jamais, elle sait qu'il a feint de disparaître pour la protéger. Cela s'est révélé inutile, mais il a essayé. Et cette attention, qui a dû lui coûter autant qu'à elle, la remplit d'une profonde joie. Elle aime l'idée d'appartenir à son univers, d'être une planète de sa constellation. Peut-être même être son soleil. C'est tout à fait elle, ça. D'être un soleil.

Dieter la fixe toujours avec autant d'intensité. Il attend qu'elle parle. Il attend qu'elle lui pardonne. Au lieu de se perdre dans les méandres de l'esprit pour exprimer les splendides volutes du cœur, Allegra prend le visage de Dieter entre ses mains et l'embrasse avec fougue. Elle est un soleil que diable ! Et un soleil, ça ne ploie pas. Un soleil, ça irradie. Ça s'impose. Pas question d'être impressionnée par une planète d'apparence aussi froide qu'Uranus !

Le baiser se transforme vite en échange fougueux et passionné. C'est que le moment est propice – ils ont plusieurs heures à tuer avant la nuit -, et le lieu favorable – Dieter s'est faufilé dans la chambre d'hôtel d'Allegra -. Rien ne peut contrarier le désir mutuel de leurs deux corps. Alors, ils s'embrassent. Ils s'enlacent et se caressent. Ils n'échangent aucun mot parce que désormais, ça n'est plus nécessaire. Ils ont juste besoin l'un de l'autre. Ils en prennent conscience. S'en assurent.

L'instant est étrange. Le désir est moins puissant que ce qui les lie. Ils le savent. Mais à présent que la chair prend le dessus, ils sont habités d'une frénésie de l'autre qui les étonne autant qu'elle les ravit. Le plaisir qui les envahit jusqu'à la jouissance finale et mutuelle, est si intense qu'ils restent mêlés en silence un long moment. Ils reprennent pieds. Attendent que leurs cœurs emballés s'apaisent. Que leurs souffles rapides se fondent en un murmure lent et apaisé. Puis, parce qu'ils ne sont rassasiés, ni l'un, ni l'autre, et parce qu'ils cherchent à savoir si cet incroyable expérience de l'autre est un hasard ou une vérité, ils s'explorent de nouveau. Encore. Encore... Jusqu'à tomber de sommeil.


Les tribulations d'Allegra MullerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant