Le Capitaine Jack Sparrow

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« Bouge pas, je vais le chercher. J'en profiterai pour aller aux toilettes.

— Et moi ? demande Jérémie. J'peux venir ? Au cas où tu te perdes.

— Dixit le gars qui n'a pas trouvé la salle de cours le premier jour, alors que sa tutrice l'avait littéralement laissé devant la porte. »

Il éclate d'un rire forcé, se renfonce dans son siège. Je m'en détourne, essaye de maintenir le cap jusqu'à la sortie.

Marcher droit est une épreuve : comme bien d'autres croisiéristes plus ou moins imbibés, je tâtonne d'un mur à l'autre, épousant le mouvement du ferry ballotté par la Baltique. Je m'engage dans l'escalier menant aux ponts inférieurs, cherche dans mon corsage la carte de notre cabine. Un soubresaut me fait rater une marche : je plonge en avant avec un cri étranglé. Quelqu'un me cueille alors par la taille ; le roulis nous ramène en arrière pour heurter confusément le mur. Je pivote, lève les yeux sur mon sauveur. Une mèche de cheveux s'est coincée entre mes lèvres, que je chasse d'un revers. Je croyais qu'il s'agissait des miens, mais non. Des siens. Presqu'aussi longs, noirs de même. Il sourit.

« Are you alright ? demande-t-il en me relâchant.

— I guess so, thank you [1], m'entends-je répondre sans parvenir à détacher mon regard de son visage.

— Ah, française ? »

Et trahie par mon accent breton issu du mauvais côté de la Manche, manifestement. Je souris à mon tour, acquiesce.

« Toi aussi ? hasardé-je.

— Franco-suisse.

— Cool, réponds-je bêtement, avant de me reprendre. Merci de m'avoir rattrapée au vol.

— Mais de rien. »

Je lorgne sur sa chemise dont l'encolure est entrouverte, les tresses ornées de perles qui encadrent ses traits, grimés d'une savante couche de khôl, fausse barbe et moustache. Je m'étonne de ne l'avoir pas aperçu dans la foule auparavant. Je m'en serais souvenue.

« J'imagine que tu fais aussi partie des pirates ? demande-t-il avec un demi-sourire, lorsque mes yeux croisent à nouveau les siens.

— De toute évidence, Capitaine Sparrow. Jack. Si je puis me permettre.

— En vérité, c'est Léandre. Mais Jack ira tout aussi bien, tant que je ne me retrouve pas, comme un certain homonyme, agrippé à une porte arrachée en pleine mer. »

Un roulis me soulève l'estomac. Je m'accroche à la rambarde dans son dos ; sa main se referme machinalement sur mon bras, me stabilise.

« Est-ce que... est-ce que ça va ? questionné-je après avoir détecté chez lui une légère sous-teinte verdâtre.

— Oui. Non, pas vraiment, admet-il après une courte hésitation. On n'a pas de vagues comme celles-là, sur le Léman. »

       Genève. Je devais avoir 7 ou 8 ans, peut-être ? J'avais gardé de ce périple le souvenir d'un immense jet d'eau sur fond de montagnes enneigées, guère plus.

« J'ai des cachets contre la nausée dans ma cabine, proposé-je prudemment.

— Volontiers, si ça ne te dérange pas. »

Volontiers. Ça sonne suisse, ça. Très poli.

Nous descendons sans mot dire l'escalier que j'ai manqué dévaler avec moins de retenue. C'est étrange : moi qui d'ordinaire me repais d'une non-conversation, je ressens l'irrépressible besoin de combler le moindre silence. Et, à la fois, de n'en surtout rien faire. Contrainte de m'appuyer contre lui tous les trois pas, suivant les oscillations du bateau, je risque un regard dans sa direction ; il m'observe également, se fend d'un sourire. Diantre, que ce couloir est interminable.

« C'est là. »

Dieu merci, notre cabine est vide. Plongée dans un bordel des plus absolus à base de maquillage, de talons et moult fringues jetées en boule, mais vide. Je me fraye un passage jusqu'à ma trousse de toilette, y pioche le paquet de Motilium.

« J'imagine que tu as moins de 60 ans ? demandé-je alors qu'il patiente à l'entrée.

— Je les fête l'an prochain.

— Parfait. Évite de trop boire. Et pas plus de trois par jour. Tu ne prends rien d'autre ?

— Tu fais médecine ?

— Non, langues, rétorqué-je, fascinée par mes compétences d'auto-sabotage – faire langues, non mais vraiment. Langues étrangères appliquées. Troisième année de licence.

— Tu pourras ajouter sur ton CV que tu as sauvé un presque diplômé en Business Management » déclare-t-il avant d'avaler cul sec deux comprimés.

Je tente de formuler une réponse pertinente. Intelligente, sophistiquée, quelque chose. Quoi que ce soit. De guerre lasse, l'option prosaïque prend le dessus :

« Tu es à la fac d'Helsinki ?

— En stage à Vantaa, pour valider mon Master. »

Il est donc bien un poil plus vieux que toi, triomphe mon cerveau, jusque-là aux abonnés absents.

« Merci, reprend-il en s'appuyant contre le chambranle.

— De rien, Jack, expiré-je, haletante comme après un 100m haies.

— Et comment dois-je vous appeler ? Rose ? Monsieur Gibbs ?

— Rose faisait partie de la liste de mes potentiels prénoms, indiqué-je avec une inhabituelle prolixité. Mais c'est Tiphaine qui l'a emporté.

— Ça te va très bien, Tiphaine. »

À nouveau, ce silence que je rêve de prolonger et de briser à la fois. Il me tend la boîte, que je refuse d'un geste.

« Garde-la, au cas où.

— Tu reviens par le ferry demain soir ? Je te la rendrai à Helsinki dimanche, dans ce cas, conclut-il en faisant mine de s'éloigner. Attention aux escaliers, Mademoiselle Patraque. »

Je tique, souris malgré moi. Comment diable sait-il ? Comment peut-il avoir deviné que je tiens mon nom du personnage éponyme d'une série écrite par Terry Pratchett, dont papa est un fan devant l'Éternel ?

« Pas d'alcool avec le Motilium, me contenté-je de rappeler, bras croisés.

— Promis. »

Un groupe de fêtards le masquent à ma vue. Je retourne dans la cabine, contemple le foutoir d'un œil absent.

* * *

[1] « Est-ce que tout va bien ?
— Je crois, oui. »

Liquorice LoveWhere stories live. Discover now