Le Michoko

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Ma chambre n'a pas de volets ; une lumière rosée s'infiltre à travers les rideaux. Le ciel s'est contre toute attente dégagé dans la nuit. Je cligne des yeux, les posent sur la silhouette allongée dos à moi.

Léandre semble dormir encore, ni tout à fait sur son matelas, ni sur le mien. Je l'observe sans oser bouger, tâchant d'imprégner chacune de mes fibres de ce miracle. D'en apprécier chaque seconde, encore que je ne m'explique pas pourquoi l'univers m'a fait don d'un tel bonheur. Intense, au point d'en devenir douloureux – et tout ça, notez bien, à peine réveillée.

J'ignore s'il est voué à disparaître, comme une étoile filante. N'est-ce pas là le propre de la beauté, son caractère éphémère ? Tout finit par passer, me murmure une voix que je n'ai pas envie d'entendre. Une voix qui n'a rien à voir avec le caquètement de ma grand-mère.

Sans doute la réunion extraordinaire menée par mes circonvolutions a-t-elle troublé la paix de celles de Léandre ; il remue.

« Excuse-moi, chuchoté-je contre son épaule. Je ne voulais pas te réveiller.

— Me réveiller, répond-il avec un sourire dans la voix. Ça signifie une chose : que j'ai dormi. Dormi. Ça ne m'était pas arrivé depuis des mois. Pas de cette manière, en tout cas. »

Il s'étire avec un grognement étouffé, pivote pour me faire face. J'écarte une mèche de son visage avant qu'il ne vienne blottir sa tête contre ma poitrine. Je le garde près de moi, caresse ses cheveux.

Tant de gestes en apparence anodins, parmi ceux que je désespérais de connaître un jour. Coucher avec un mec, c'est une chose. Et pas des plus plaisantes. Dormir et, plus encore, me réveiller avec, c'est du domaine de l'inédit. Une intimité différente.

Nous nous sommes embrassés, hier soir, tout court autant que du regard. Lentement, longuement. J'en éprouve encore une certaine langueur qui me force à m'étirer à mon tour, sans qu'il relâche son étreinte. J'effleure son avant-bras et, plus bas, le t-shirt relevé sur sa hanche. Sa peau se hérisse lorsque je suis le tracé de sa colonne. Je n'en demande pas plus. Ou peut-être que si.

« J'ai bien aimé, Nightcall, reprend-il.

— Pas que Nightcall. Tout était bien. Tout est parfait. »

Il dépose un baiser à travers mon débardeur, plus ou moins entre mes seins. Je me tends à nouveau, électrisée. Nous aurions sans doute prolongé cette escapade en terre inconnue si la sonnette n'avait pas retenti, nous arrachant tous deux un sursaut.

« Soline. Ou Ineke » soufflé-je en attrapant mon téléphone pour vérifier si j'ai reçu des messages de l'une ou l'autre.

Ou la Bretagne en force. Je me lève à la deuxième sonnerie, arrange mes cheveux avant d'ouvrir. Ineke remporte la manche, en compagnie d'une compatriote aussi blonde qu'elle. On dira ce qu'on veut, certains clichés ont la vie dure.

« Hi Tiph, sorry to interrupt, did we just wake you up?

— Not really, articulé-je en m'effaçant pour les laisser entrer. What's up? Did you forget something?

— My gloves, my underpants and also my keys haha. We gonna go skiing over Kortepohja this afternoon.

— Wonderful. [1] »

Les deux disparaissent dans la chambre de droite, reprenant leur discussion à tue-tête. C'est avéré : le volume du néerlandais est par défaut au max. J'en profite pour faire chauffer de l'eau, me retourne pour trouver Léandre appuyé contre le montant.

« Besoin d'aide ?

— Un répulsif contre les Hollandaises, tu as ? grincé-je en sortant deux tasses du placard.

— C'est en partie pour ça que j'ai rampé hors de notre tombeau. On va voir si ma théorie se vérifie. »

Ineke et son amie réapparaissent après un grand chambardement dans la pièce pourtant quasi vide, se plantent dans l'entrée avec un large sourire que Léandre leur rend.

« Ineke, my roommate, and Sara, a common friend, précisé-je alors que ladite Sara n'a de relation avec moi qu'une propension à m'empêcher de dormir lorsqu'elle glousse chez ma voisine. Leander, ajouté-je enfin. My boyfriend. [2] »

Je marque un arrêt, après avoir sauté de la falaise. Bon sang, c'est sorti si naturellement. Je risque un regard dans sa direction, aussi surprise que lui.

Eh ben ma foi, c'était audacieux, ça, s'inquiète une réminiscence Onésime avant de me tendre un Michoko virtuel.

* * *

[1] « Salut Tiph, désolée de faire irruption, est-ce qu'on te réveille à tout hasard ?

— Non, pas vraiment. Qu'est-ce qui se passe ? Tu as oublié quelque chose ?

— Mes gants, mon legging et mes clés, aussi. On va aller skier par-derrière Kortepohja cet après-midi.

— Merveilleux. »

[2] « Ineke, ma colocataire, et Sara, une amie commune. Leander, mon petit ami. »


Liquorice LoveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant