Breakdown

23 9 0
                                    

« C'était super cette journée, on a grave profité, remercie Jérèm en collant une claque amicale sur l'épaule d'Antti. Vraiment cool. Ouais. Au top. On va manger, maintenant, les filles ?

— On a qu'à y aller ensemble, propose Soline alors que nous remontons la promenade du ferry. À moins que vous ayez autre chose de prévu ? ajoute-t-elle pour Léandre et Antti.

— Ça pourrait être sympa, oui, répond le second avant de consulter le premier, dont l'expression lui fait opérer un virage serré. Mais on va vous laisser tranquilles, les jeunes. Au pire, on se retrouve après, au bar. »

Soline se contente d'un sourire navré. Gentillet, comparé à ma poker face derrière laquelle je m'efforce de contenir la Reine Mère des Déceptions. J'ai beau essayer, je ne comprends pas. Léandre ne décroche pas un mot, visage fermé. Rien ne justifie ce brusque changement – rien que j'aie pu faire, ou dire. La journée était idyllique en tout point, même le retour en cavalant le long du quai pour ne pas manquer l'embarquement, suite à mauvais choix de métro. Ou bien me suis-je totalement, lamentablement fourvoyée ?

Pressentant l'implosion, je me détourne d'eux pour remonter l'escalier. Je crois entendre Soline m'appeler, avale vivement les marches. Repoussant d'un coup d'épaule la porte, je m'engouffre sur le pont. L'air du dehors est mordant, mais pas autant que ce que je sens se refermer sur moi, ce qui me serre la gorge. Je rabats ma capuche en passant devant un groupe de promeneurs aventureux, me réfugie dans un coin abrité pour pleurer.

Pleurer. Moi. Pour ça.

Je me retiens de hurler. Je ricanais sous cape quand je voyais collégiennes puis lycéennes faire couler leur mascara après avoir été éconduites par un énième mufle. Je me croyais au-dessus de ça. Je me suis toujours crue au-dessus de ça. Intimement persuadée que je suis faite d'un autre bois, que j'ai une vision beaucoup trop cynique de ce qui m'entoure. Que les effluves florales d'une amourette n'auraient jamais prise sur moi, que la seule chose qui accepterait de m'épouser un jour, c'est un fantôme de l'ère victorienne trahi, poignardé par son amante avant que celle-ci ne succombe à la tuberculose. Encore une fois, il n'a fallu qu'un Léandre pour ébranler mes fondations. Il n'a fallu qu'un silence de lui pour me rappeler qu'en dessous des nues, le sol n'attend que moi.

Je gémis, enfouis de honte ma tête entre mes mains. Pourquoi ne pas admettre qu'il puisse vouloir passer la soirée avec son coloc ? Pourquoi me devrait-il quoi que ce soit ? Ça ne fait pas 24h qu'il est entré dans ma vie. Pas même 24h, et déjà je m'effrite. Ne manque qu'une playlist dramatique – la pluie, le vent et le cœur ravagé, ça fait trois cases cochées sur le bingo du drama d'adolescente rembarrée par son mec.

Mais c'est pas mon mec, putain. On se croirait dans Twilight.  

Je renifle, déplore l'absence de mouchoirs. Soline en a toujours, elle.

Ça m'a l'air sérieux, cocotte.

Suffisamment pour me faire vriller, moi qui prône d'ordinaire un détachement à toute épreuve. Sauf lorsqu'il est question de paniquer, bien entendu. Mais je connais mes crises d'angoisse et ça, ça n'en est pas une.

Déjà épuisée à l'idée de me justifier, je reprends, frigorifiée et d'un pas lent, le chemin de la cabine. Cette grosse coquille de noix transporte 3000 pèlerins. Aucune chance que je retombe sur lui.

Comme il n'y en avait aucune que vous choisissiez le même café, sur les centaines qu'en compte Stockholm. Moi, je dis ça...

Ne dis rien, Mémère.

Liquorice LoveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant