De Kungliga Slotten

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       Sitôt dit, sitôt fait. Soline et Antti se dirigent vers un troquet option pâtisserie non loin du palais ; à croire que ces deux-là se connaissent depuis toujours, à la manière dont ils conversent. Surgit alors un cas de conscience pour Jérémie : la visite ne risque pas de le passionner, mais me laisser seule avec Léandre semble source d'inquiétude. Devinant la teneur du dilemme, encore qu'elle m'agace, j'essaye de le convaincre de profiter de la compagnie des autres. Ça ne fait que renforcer sa détermination. Nous entrons donc, à trois, dans la résidence du Roi de Suède.

Mon référent étant Versailles, je constate que le Nord fait preuve d'autant de grandiloquence en matière de moulures et de dorures. Jérèm a refusé en bloc toute idée d'emprunter un audioguide, songeant peut-être écourter l'incursion. C'était sans compter Léandre, iPhone 5 dernier cri en main, qui alterne entre le site du palais et Wikipédia. J'ignorais qu'il était possible de dénicher quelqu'un d'aussi féru d'Histoire que mon propre père ; il suffisait apparemment de se vautrer dans les escaliers d'un ferry.

      Nous passons dans une galerie immense, couverte de toiles de maître. Des natures mortes, vanités, scènes de chasse et autres clairs-obscurs dramatiques. Je m'arrête devant un cheval ailé, accueillant la présence d'un banc avec un plaisir non feint : le dédale des rues de Stockholm et le sommeil en dents de scie se font sentir. Je tire mon lecteur MP3 de mon Eastpak, un calepin ainsi qu'un critérium.

« Tu fais quoi ? me lance Jérèm.

— J'ouvre un PEL.

— De ?

— Un croquis, banane. J'en ai pour quelques minutes.

— Ah ok, bah je vais en profiter pour aller aux chiottes, j'ai vu un panneau. Enfin, je crois. »

      Voilà, fais ça. Je l'imagine très bien s'enfiler dans une aile totalement interdite et, à défaut de tomber sur un chien à trois têtes, interrompre la partie de crapette de Sa Majesté Charles XVI Gustave. Le breton parti, Léandre prend place sur mon banc. Je l'entends soupirer, reposer sa tête contre le mur.

« Nuit mouvementée ? supposé-je sans relever la mienne.

— Assez.

— Bienvenue au club.

— Soline ronfle ?

— Non, mais les Espagnoles avec qui on partage notre cabine ont un sens fucked up de l'intimité. Elles ont ramené une conquête. Ils ont tenté de copuler au-dessus de moi. »

Pas de réponse, si ce n'est un rire silencieux. Le comique de situation, sans doute. Ou ma manière de m'exprimer. Ce ne serait pas la première fois.

« Antti est plutôt tranquille, de ce côté-là, finit-il par répondre. En revanche, côté sommeil des morts, on est plutôt sur une rave party draugr.

— Il ronfle, en déduis-je avec un sourire, appréciant la référence.

— Une catastrophe. Les cloisons de notre appart doivent être bien isolées. J'ignorais clairement à quoi je m'exposais en acceptant de participer à cette croisière.

— Tu regrettes ? »

Je l'observe en coin, au-travers d'une mèche. Il ramène quelques-unes des siennes derrière son oreille avant de répondre :

« Pas le moins du monde. »

Puis il se penche pour observer mon carnet. Sans mot dire, je lui tends mon deuxième écouteur, tressaille lorsque son genou appuie doucement contre le mien. Nous écoutons la fin de The NeverEnding Story, la version de The Birthday Massacre. Mon lecteur enchaîne avec Lautturi de PMMP, une chanson recommandée par notre prof de finnois. Les doigts de Léandre battent la mesure.

« Le Capitaine Sparrow serait-il fin musicien ? demandé-je après le premier refrain.

— C'est si flagrant ?

— Oui. Tu m'as tout l'air d'un producteur de rap multimillionnaire.

— J'ai l'ébauche d'un groupe. Un duo, pour l'instant, faute de volontaires.

— Avec Hector Barbossa lui-même ?

— Presque. Tristan Bornaz, que j'ai connu à l'armée.

— Vous faites encore le service militaire, en Suisse ?

— Ils engagent n'importe qui. La preuve, j'ai fini sergent. »

      Je n'ai qu'une vague, très vague connaissance de cet univers-là. L'armée, pour moi, se borne aux souvenirs potaches de papa, lorsqu'il était cantonné au Fort des Rousses pour y améliorer notamment son planté de bâton. Ça remonte aux années 70. Si je ne sais pas à quoi correspond concrètement ce grade, imaginer Léandre en uniforme, allez savoir pourquoi, ça, en revanche, c'est du domaine du très envisageable.
  
« Dois-je m'adresser à vous d'une certaine manière, Sergent ?

— Tant que ce n'est pas avec un accent suisse-allemand. Ça réveille de mauvais souvenirs.
  
— Dieu soit loué, j'ai fait italien LV2.

— Parce que tu as des origines italiennes ?

— Parce que j'ai toujours aimé la mythologie et les empereurs fous. Et donc, toute considération martiale et linguistique mises de côté, un groupe de quoi ?

— De rap, répond-il du tac au tac.

— Suis-je bête. J'aurais naïvement dit de métal, mais l'habit ne fait pas le moine.  

— Moi qui m'efforce de me fondre dans la masse, ça me peine, ce que tu dis là. »

      Difficile, de se tasser au niveau du bas peuple, quand on toise les deux mètres.

      « Du métal, répété-je en revenant à mon cheval de graphite. Quel genre ? »

Sans être experte, j'ai bien une idée. Disons qu'un fort pourcentage de son apparence crie photo en noir et blanc avec chandelier et masse sur fond de forêt norvégienne. Les cheveux filasse, le maquillage dégoulinant et le faciès de gobelin prépubère en moins.

« Du black, confirme-t-il.

— Ah, lâché-je en tâchant d'évaluer si l'aveu de ma méconnaissance du sujet est gage d'honnêteté ou d'éviction.

— Je pourrai t'en faire écouter, si tu veux. »

Je note l'utilisation du futur, qui réveille en moi des papillons moitié assoupis. Lautturi s'achève pour faire place à Frontside Ollie de Robin, le Justin Bieber finlandais. Tommi ja mä kaupungilla taas illat rullaillaan. Nous échangeons un regard interloqué, suivi d'un rire à l'instant précis où Jérémie s'en revient. Les pommettes mouchetées du breton s'affaissent ; je ne pensais pas qu'il fût possible, pour lui, de pâlir à ce point.

Liquorice LoveWhere stories live. Discover now