Song of Myself

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      Nos places sont idéales : contre la balustrade, sans personne pour bloquer la vue sur la scène et le jumbo screen qui la surplombe.

« J'ai l'impression que leur putain de moutarde bizarre me reste sur le bide, geint Jérémie. La saucisse aussi avait un goût chelou. T'as bien fait de pas en prendre. »

Il continue, encore et toujours, à combler mes silences et se satisfaire de hochements de tête évasifs. Enfin les lumières vacillent et un grand cri émane de l'Areena. Je m'appuie à la rambarde, tâchant d'oublier que la personne avec qui je voudrais être se trouve là, quelque part en contrebas.

Le concert débute sur la boîte à musique de Taikatalvi, comme je l'avais espéré, jusqu'au début tant attendu de Storytime, sa suite logique. Si j'ai éprouvé quelques retenues à son égard, force est de constater que la nouvelle vocaliste assure le show. La salle se soulève : 13'000 voix qui entonnent le refrain. I am the voice of Never-Never-Land.

Les morceaux s'enchaînent. Dark Chest of Wonders. Amaranth. Scaretale.

      Ladies and Gentlemen, be heartlessly welcome to Cirque de Morgue, and what a show we have for you tonight!

Ever Dream. Slow Love Slow, qui plonge le public dans une transe mélancolique. I Want My Tears Back. Jérémie referme alors une main moite sur mon bras.

« Je me sens pas très bien, me crie-t-il à l'oreille. J'crois... j'crois que c'est le hot dog.

— Merde. Tu veux que je vienne avec toi ?

— Non, non, reste, j'y vais... j'y vais tout seul. »

Il démarre d'un pas chancelant, manque se gameller. Je le rattrape alors qu'il se cramponne l'abdomen, son teint grêlé virant au vert malgré l'obscurité. Les sanitaires réservés à ces messieurs se situent au rez-de-chaussée : je crains tout du long qu'il ne se vidange sur moi. Ses halètements se font de plus en plus courts.

« C'est bon, je vais y arriver, ça v... »

Un hoquet lui échappe alors qu'il s'engouffre dans les WC. J'attends dans le couloir, surveille les échos du concert en faisant les cent pas. D'abord hésitante, puis résolue, j'envoie un message tout en m'aventurant vers les portes, celles qui mènent à la fosse. Une volée de marches plonge vers les spectateurs.

L'un d'eux fend les rangs à contre-courant, grimpe les degrés.

« Lassée de la vue panoramique ? suppose Léandre en parvenant à ma hauteur.

— Forfait du joueur breton, terrassé par la fast food finlandaise.

— Ah, ces mecs. Tu veux que j'aille voir s'il s'en sort ? »

M'est avis que ça risque de l'achever.

« On peut rester ici en l'attendant » suggéré-je plutôt.

Arabesque prend le pas sur Last of the Wilds, la scène embrasée par des danseurs usant de pyrotechnie. Puis c'est au tour de Planet Hell, l'une de mes favorites. Léandre connait les paroles aussi bien que moi : ses lèvres les suivent à la perfection.

Save yourself a penny for the ferryman, save yourself and let them suffer. In hope, in love.

S'en vient alors Song of Myself. Les basses font vibrer mes os, secouent mon corps ; j'ai la sensation de plonger dans une autre existence que celle de la Tiphaine Onésime qui a quitté sa Bretagne natale le 03 septembre dernier. Une nouvelle Tiphaine, saturée en sentiments.

Sometimes the sky is piano black. Piano black over cleansing waters.
Resting pipes, verse of bore. Rusting keys without a door.

Une Tiphaine qui n'a plus conscience de ce qu'elle fait là, parce que seule importe la musique. La musique, et Léandre. Sans rien d'autre que ce que le chant signifie pour lui, pour moi.

All that great heart lying still and slowly dying.
All that great heart lying still on an angelwing.

Les faisceaux des spots s'enchevêtrent. Des flashs stroboscopiques, la sensation d'être faite d'ombres et de leur contraire. Un trop-plein qui me brûle les yeux, dévale mes joues. Je reconnais après un énième crescendo l'introduction de Ghost Love Score. Léandre pivote vers moi, rayonnant ; plus beau que tout ce qui a été et qui jamais sera, dans la lumière qui brûle ses contours. Humide de mes larmes, ma main ne retombe pas à mon côté : elle trouve la sienne, naturellement. Un sanglot m'étreint. D'exaltation. D'autre chose.

Take me, cure me, kill me, bring me home
Every way, every day
I keep on watching us sleep

J'articule ces mots, me persuade de leur sens. Il m'attire à lui. Mon poing se contracte, pour me persuader qu'il est réel, que je le suis.

My fall will be for you – My love will be in you
You were the one to cut me, so I'll bleed forever   

Brisée, je suis sereine. Comme si je voyais, respirais pour la première fois. J'aurais pu le remercier, m'en défaire doucement, mais je soutiens à la place son regard. Je finis toujours par baisser les yeux, par peur de ce que je pourrais déceler de moi dans ceux des autres. Mais pas cette fois, pas avec lui. J'aimerais comprendre pourquoi sa présence, comme ces lyrics sur lesquels je n'ai jamais pleuré, résonne tant. Savoir, enfin, s'il ressent la même chose.

Si quelqu'un en est capable, alors ce doit être lui. Ça ne peut être que lui.

Liquorice LoveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant