Ça alors

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      Enfin nous échouons, par égard pour mes nerfs, dans un Espresso House plein à craquer. Je sirote mon latte lorsqu'un frisson me hérisse : passant la porte embuée, je vois soudain apparaître Léandre en compagnie d'un mec dont le visage est à demi-mangé par une imposante barbe. Je les scrute avidement jusqu'à ce qu'ils prennent une table, à l'opposé de la nôtre.

« Allô ween, ici trouille, intervient Jérémie en claquant des doigts devant mon nez. Ça va, tu finis ta nuit ?

— Et tu viens de l'interrompre, macaque. »

J'attends qu'il pianote sur son téléphone pour me pencher vers Soline. Elle suit mon index et émet un couinement ravi, à peine en sourdine.

« Alors, qu'est-ce que t'en dis ? lui glissé-je, fébrile et amusée à la fois.

— J'en dis que vous allez faire des jolis bébés morts-vivants. Vous m'en garderez un ? »

Je me reprends face au haussement de sourcils de Jérèm, prétexte un aller aux toilettes. Bon sang, je ne me savais pas aussi hardie – mais j'ai besoin de tirer les choses au clair. J'arrange mes cheveux aplatis par mon bonnet, louvoie parmi tables et sièges en prenant soin de ne surtout pas les regarder. Si mon corps reste de marbre, mon cœur effectue un salto lorsque je sens sa main toucher mon bras, sa voix s'élever par-dessus le tumulte :

« Tiens, bonjour, Tiphaine.

— Léandre, réponds-je en m'immobilisant aussitôt, sur un air que j'espère plus désinvolte que niais. C'est...

— ... un hasard, oui. »

Son sourire, grands dieux. Débarrassé des atours de Jack Sparrow, un peu de noir assombrit encore ses yeux : mon rythme cardiaque considère que ça lui va à ravir.

« Et donc, tu as... survécu à la traversée, reprends-je, mains dans les poches, pour leur éviter tout mouvement fortuit.

— En partie grâce à toi. Et à lui, ajoute-t-il en désignant son comparse qui nous observe avec un petit rictus. Antti, je te présente Tiphaine, infirmière en Langues. Tiphaine, Antti, mon coloc et collègue.

— Enchanté, me salue le barbu. Française, c'est ça ? D'où, exactement ?

— Près de Rennes.

— J'ai toute une moitié de ma famille dans le Finistère. Je suis un sang-mêlé : moitié finlandais, moitié français. T'es en Erasmus à Helsinki ?

— À Jyväskylä.

— Ah, sympa aussi. Y'a une bonne dynamique étudiante. Et Stockholm, t'aime bien ? C'est autre chose qu'Helsinki. Faut me dire si je parle trop, ajoute-t-il en se renversant en arrière. Notre ami commun décroche pas un mot, en général, alors j'ai l'habitude d'occuper le terrain.

— Oublie pas de respirer, lui lance Léandre avant de lever la tête vers moi. Tu visites en solo ?

— Mes amis sont par là-bas.

— Je connais bien la ville, si ça vous dit, déclare Antti après avoir achevé son expresso d'une lampée. J'avais un... comment on dit, déjà, en français ? Un... ah, merde, un correspondant, voilà. Con comme un balai, comme tous les Suédois, mais son appart était classe.

— Ils n'ont peut-être pas envie de se faner deux beaufs, réplique Léandre en guettant toutefois mon approbation.

— Non, ça serait avec plaisir. Si vous n'avez rien contre le fait de jouer les baby-sitters.

— T'as quel âge ? se renseigne Antti. Non, chut, attends. Vingt-deux ?

— À un an près.

— Vingt-trois ?

— Deux ans près, dans l'autre sens.

— Ouh je me sens vieux, d'un coup. Vous êtes prêts à bouger, tes potes et toi ?

— Ils doivent avoir fini, oui. Je vais chercher un café à emporter et on vous retrouve dehors ?

— Je t'accompagne, déclare Léandre, ajoutant une strate supplémentaire à mon ravissement. Désolé si Antti t'a paru... enthousiaste, ajoute-t-il alors que nous nous rangeons dans la file.

— C'était fort aimable de se proposer comme guide. Ça ne vous dérange pas, vraiment ?

— Il appartient à ces spécimens capables de se faire des amis en trois dixièmes de seconde. Inutile de s'en faire pour lui.

— Mais pour toi, supposé-je avec un soupçon de malice.

— C'est, disons, plus délicat. Il paraît que je fais peur aux gens.

— Sûrement qu'ils n'ont pas de balle en argent sous la main. »

C'était osé, peut-être. Il se contente de sourire, sans dévoiler de canines expressément pointues. L'une des serveuses occupée à martyriser sa caisse demande si nous réglons ensemble ; Léandre répond par la positive.

« En quel honneur ? demandé-je.

— Parce que tu es condamnée par ma faute à subir notre ennuyeuse compagnie jusqu'à ce que tu prennes la fuite. Ce qui, je pense, arrivera d'ici trente-huit minutes très exactement.

— Pari tenu. »

Je pars retrouver Jérèm et Soline, l'un avachi et occupé par les pronostics de tel ou tel tournoi barbant, l'autre qui frôle le torticolis à force d'essayer de me filer du regard.

« C'était long, se plaint Jérémie en me voyant débarquer.

— Ça vous dit, un city tour avec un presque local ? »

Bon public, Soline trépigne. Jérémie, lui, affiche l'air de compréhension d'un zinjanthrope en pleine crise existentielle.

« Hein ? Qui ça ? »

Liquorice LoveWo Geschichten leben. Entdecke jetzt