Taikatalvi

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      Un coup d'œil à mon réveil sur le statut du message envoyé la veille me convainc de renoncer à l'existence. Je pourrais tout à fait me terrer à jamais au fond de mon lit dont les draps, de seconde main, alternent lapins blancs et flocons bleutés.

Léandre n'a pas répondu. Ni vu ma question, d'ailleurs.

Houspillée par le rappel d'alarme de plus en plus agressif, je me décide à ramper hors de ma chambre. Ineke, ma coloc des Pays-Bas, sort de la salle de bain dans un nuage de vapeur. Elle me salue à grands cris – à croire qu'elle est branchée H24 sur du 220. Je fais chauffer l'eau pour mon thé, verse une mesure de Frosties dans un bol que je m'avère finalement incapable d'avaler. Impossible de me défaire de la sensation d'être parfaitement neuneu. Ça ressemble à l'une de ces séries mielleuses dont Soline est fan : la meuf alternative et introvertie qui flashe sur un mec trop beau pour être vrai, aussi intelligent que, de toute évidence, riche.

Papa et moi n'avons jamais tutoyé le seuil de pauvreté ; la vie de libraire indépendant n'en est pas moins bien loin d'être pavée de best-sellers en or massif. L'état français, dans sa grande mansuétude, me verse actuellement 157€ mensuels, adjoints d'une bourse exceptionnelle de 1100€ à diviser par la durée de mon séjour. Soit 279€ par mois pour vivre et profiter de la dolce vita nordique. Heureusement que le paternel allonge l'oseille, sans quoi je serais contrainte de camper dans la buanderie du M-building, le bâtiment très soviet-like dont j'occupe l'appartement 304.

Irritable et déjà convenablement irritée, je me brûle avec le thé avant de plonger dans les effluves de la salle de bain. Le tampon sur mon poignet me fait de l'œil, à dépasser de ma manche. J'attrape l'horrible savon à la lavande d'Ineke, frotte compulsivement. À peine soulagée, je ferme mon anorak en coinçant mes cheveux dans le zip et souhaite une bonne journée à la hollandaise avant de me carapater : j'ai oublié notre exposé. Espérons que mes collègues ont eu une meilleure mémoire.

Il me faut 7min en car pour rejoindre l'Université depuis Kortepohja, mon quartier. Une vingtaine à vélo. Une bonne demi-heure à pied. Vaincue par le timing serré, je trottine jusqu'à l'arrêt et m'engouffre dans le premier bus qui passe : quelle que soit la ligne, ils convergent tous vers le centre-ville.

Cette fin octobre se révèle particulièrement sombre. Quelques flocons sont tombés semaine passée, mais rien de sérieux. Les Finlandais se plaignent de l'obscurité ; que dire donc des pauvres internationaux qui peinent à intégrer le fait que le jour se lève à 10h pour amorcer sa descente sur les coups de 15 ? Personnellement, je le vis bien. Une raison de ne pas expliquer ma légendaire pâleur, lorsqu'en France j'ai systématiquement le droit à t'es malade ? Tu manques de vitamine [insert random letter] ? T'as pensé à te mettre au soleil ?

Je m'engouffre dans la salle de cours, à peine en retard. Mon groupe est déjà rassemblé : Andreas l'Allemand, Bob le Chinois dont on n'a jamais su le vrai nom, le fameux Martin. Nous devions rédiger un dialogue entre étudiants faisant cause commune contre un terrible casus belli : l'absence de fromage râpé au buffet de la cantine. Maaria, la prof de finnois, attend que j'aie ôté mes multiples couches pour me faire signe. Déjà ?

« It was your turn today, to suggest a Finnish song for us. What did you choose? [1] »

Je sens mes épaules ployer, mes synapses embrumées par le grapefruit se mettre laborieusement en branle.

« Taikatalvi, from Nightwish, finis-je par lâcher.

— Good! Let me just find it on YouTube. Can you explain the meaning of the title, Tiff? I guess you all know the second part of the word, now, as we've learnt how seasons are named in Finnish. What about the first one, taika?

— It means winter magic.

— Can you say that in Finnish? corrige-t-elle.

— I really wish I could [2] » réponds-je alors que quelques rires fusent.

Nous écoutons ladite chanson, que je connais par cœur. Cette fois, pourtant, elle semble goûter une étrange saveur douce-amère.

Passé l'interlude musical quotidien visant à étendre notre vocabulaire et améliorer notre prononciation, il est temps de jouer notre scénette. Le discours de Bob est quasi inintelligible, mais Andreas et Martin se débrouillent. Vient mon tour de donner la réplique, ce dont je crois me tirer avec mention honorable considérant la gueule de bois que je me tape.

Notre dialogue doit tenir en moins de 4 minutes : j'ai posé mon portable sur le bureau de Maaria, chronomètre enclenché. Bob nous fait prendre du retard, dans un curieux mélange de mandarin et de finnois. Je loupe le coche en voyant s'afficher au-dessus des 2 min 57 une notification Whatsapp.

Léandre.

Je m'en détache péniblement, croise le regard paniqué d'Andreas qui attend de répondre à ma ligne – celle qui refuse de sortir. Exécutant une périlleuse pirouette, je reprends sur un carambolage de ä, de ö et de y. Nous achevons sous une salve d'applaudissements.

Je ne suis que peu attentive au débriefing : Léandre m'a envoyé une photo de la boîte de Motilium, contre laquelle trône un ticket. Le même qui est épinglé dans ma chambre.

Léandre :
Bonjour :) et oui, Moti et moi, on y va. 
Tu veux qu'on s'y rejoigne?  

* * *

[1] « C'est à ton tour, aujourd'hui, de nous suggérer une chanson en finnois. Laquelle as-tu choisi ? »

[2] « Taikatalvi, de Nightwish.
— Top ! Laissez-moi juste le temps de la trouver sur YouTube. Tu peux nous expliquer la signification du titre, Tiff ? Même si vous devez toutes et tous avoir compris au moins la seconde partie, puisque nous avons appris ensemble comment se disent les saisons. Qu'en est-il du premier mot, taika ?
— Ça veut dire la magie de l'hiver.
— Tu peux le dire en finnois ?
— J'aimerais vraiment. »

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