T'es vachement pâle

41 8 3
                                    

      Léandre. Même son nom est cousu de l'étoffe des songes.

Je l'imagine sans fausse barbe ni moustache, sans perles dans ses cheveux. La chemise blanche et le pantalon noir, eux, restent. Le résultat ne s'éloigne guère d'un fantasme aussi vieux que le monde : la personnification parfaite d'un protagoniste de l'histoire dont j'ai couché les premières lignes à 11 ans. Seigneur et incube dont les serres m'emportaient dans son royaume d'ombres et de sang, de soie et de linceuls. Tout un imaginaire nourri par des lectures plus ou moins avouables ; un amour-fantôme à la place du cœur et des étoiles plein les yeux. Même les siens, ceux de Léandre, sont verts. Un vert-bleuté étonnant, pâle comme de l'eau prise sous la glace.

Qu'est-ce qui m'arrive ? Je pensais cette exaltation enfouie. Tamisée par les années qui passent, les études, un train-train agréable mais peu palpitant. Plus de rêves de Princes ensorcelés façon Belle et la Bête, plus de longues sessions d'écriture à m'imaginer vivre les aventures de ma narratrice. Mais au lieu de cendres, n'était-ce finalement que des braises qui n'espéraient qu'une chose, être ravivées ?

Ridicule. Léandre n'est pas un soufflet. Il ne faisait même pas partie de mon univers, il y a de ça, quoi, 10 minutes ? Je secoue la tête.

Ç'a toujours été à double-tranchant, mon imagination galopante. Source de merveilles mais aussi de terribles désillusions. Parce que le monde n'est pas tel que je l'invente. Les mecs, surtout. Ajoutez à l'addition un sens navrant du romantisme, certes un peu sombre, mais surtout cucul : une fleur bleue aux pétales frangés de noir, très à l'aise pour s'imaginer une vie mais peu pour la réaliser. Voilà, c'est mon histoire.

Je passe à la salle de bain, une micro-cabine dans laquelle se laver les dents, utiliser les toilettes et prendre une douche est possible sans même effectuer un pas de côté. Ce n'est pas mon visage qui m'observe dans le miroir, mais celui de Léandre. Je me prends à sourire à nouveau, victime d'un étrange mais délicieux fourmillement. Aussi bref qu'inattendu. Un foudroiement, peut-être ? Comme la sensation de découvrir quelque chose qui a toujours manqué, sans même en avoir conscience. Comme si rien ne pourrait jamais plus être pareil.

     Tu t'emballes, meuf. Tu t'emballes vraiment trop.

Je m'appuie contre le lavabo, tente de faire le point. L'avantage, bien que cette perspective me terrifie à part égale, c'est que les deux prochains jours me permettront peut-être de le croiser. L'inconvénient, c'est que nous sommes 3000 sur ce bateau, que Stockholm est immense, que je ne connais rien de lui. Il a parlé de Vantaa, qui jouxte Helsinki. À 250km de Jyväskylä, à la louche.

     Parce que tu t'imagines déjà crécher chez lui, cocotte ?

     Mes pensées ont mécaniquement adopté le ton de ma Mémère. Je la revois m'adresser un clin d'œil par-derrière ses culs-de-bouteille. Et, comme elle l'a toujours répété, ces choses, là, ça te tombe sur la couenne au moment où tu t'y attends le moins. Dans les faits, c'est surtout moi qui avais failli lui tomber dessus.

Je sursaute lorsque des coups retentissent à la porte. Je vais ouvrir, trop précipitamment, trouve Jérémie appuyé à l'endroit même où Léandre s'est tenu quelques instants auparavant. Le contraste est frappant. Jamais Jérèm ne m'avait paru... oh, si insipide. Je me retiens à grand peine de me coller une claque.

« Ben alors, l'Elfette, qu'est-ce que tu fabriques ? »

Il ose encore user de ce surnom dont j'ai écopé après lui avoir fait découvrir le Donjon de Naheulbeuk – qu'il n'a jamais achevé, éternellement coincé sur la réplique visant les facultés de nyctalopie de mon homonyme.

« Des trucs de fille, répliqué-je platement.

— T'as le machin de Soline ?

— Merde, c'est vrai. »

Je retourne fouiller dans son vanity pour en extirper le tube de rouge satiné, reviens pour verrouiller et emboîter le pas du breton.

« T'es vachement pâle, ça va ? finit-il par demander. On dirait que t'as vu un revenant. »

Je ne suis pas loin de me poser la question.

Liquorice LoveNơi câu chuyện tồn tại. Hãy khám phá bây giờ