One-thousand pages of erased text

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      Il faut avouer que brancher le gamin devant la télé était assez habile. Jérémie a l'âme d'un g@mer, bien qu'assortie du niveau de patience d'un 18 mois et d'une motricité équivalente, au nombre de fois où sa carcasse tout juste relevée d'entre les morts se fait démolir. Je profite du spectacle depuis le fond du canapé, enchantée par la tournure qu'a pris la soirée. Le bras de Léandre repose sur mon dosseret. Si Jérèm se retourne plusieurs fois pour l'apostropher et lui demander telle ou telle combine, il ne semble pas remarquer notre proximité.

« Il va dormir ici, le canapé n'est pas dépliant mais on retirera les coussins, m'informe Léandre à voix basse.

— Ça roupillerait n'importe où, à cet âge-là, ricané-je alors que l'intéressé loupe le goulot de sa bouteille, happé par le jeu.

— Je te laisse ma chambre.

— Pas la peine de tout chambouler, c'est déjà bien charitable de nous recueillir. Je peux dormir dans le lit d'Antti.

— L'ennui, c'est que je ne sais pas ce qu'il y fait. Je préfère prendre le risque. »

Je m'étouffe à moitié dans ma tasse.

« Tu veux venir voir si ça te convient ? reprend Léandre. Ma chambre, pas la sienne. Vraiment, c'est un écosystème à part entière, là-bas dedans. »

Je le suis jusqu'à la porte de gauche. Jérémie ne nous a même pas entendus nous lever. Je perçois très clairement, en revanche, les râles de son personnage confronté au Démon de l'Asile.

Léandre me précède, ramasse un tas sombre qu'il dépose sur un rocking chair – un rocking chair – à l'angle de son bureau. Comme le mien à Jyväskylä, il fait face à la baie vitrée. À la différence près que le sien n'a pas un pied rafistolé pour avoir écumé au moins 8 chambres du M-Building. Un dressing avec miroir est intégré dans le mur qui jouxte la cuisine ; de l'autre côté, un grand lit est calé sous une volée d'étagères chargées de livres et de carnets. Je découvre une véritable famille avec extensions germaines à mon Moleskine orphelin. J'aurais pu me sentir intruse, déplacée dans cette intimité qui ne m'appartient pas. Mais l'endroit paraît familier, tout comme l'impression qui s'en dégage.

Je m'approche de son bureau alors qu'il soulève ses oreillers pour en excaver un t-shirt. J'observe les tickets de concert épinglés sur un tableau, des notes griffonnées dont je ne m'attarde pas sur le sens. Deux photos seulement ont été scotchées parmi ce qui s'apparente à des paroles. Quelquefois soulignées, souvent barrées.

Je reconnais Léandre sur la première, avec dans ses bras un garçon d'une dizaine d'années qui lui ressemble, encore qu'avec un menton plus pointu, des sourcils plus arqués. Sur la seconde, un couple capturé lors d'un mariage ou d'un anniversaire : lui est brun, mince et grand, avec ce même visage en pointe que le garçon. Elle est blonde, divinement belle dans sa robe bleu nuit. Les deux sont enlacés, souriants.

Je me retourne pour voir Léandre refermer la housse de guitare qui traîne sur le matelas, défaire le lit pour rouler en boule drap housse et taie d'oreiller.

« Attends, laisse-moi au moins t'aider.

— Dis-moi plutôt ce que tu penses du dernier texte, au-dessus de la pile. »

Je m'empare de la feuille en question, parcours les lignes rédigées de sa main. D'autres paroles.

For she sees Death on her great pale horse
Ascending to Elysium fields, sinister yet divine
Heavenly visions mangled with coarse,
Blood-like twine

« Ça ne vaut guère plus que le temps passé à m'arracher les cheveux dessus, admet-il en tirant du placard une nouvelle parure.

— Je trouve ça beau. Et je suis une piètre menteuse, si ça peut te rassurer.

— C'est bon à savoir.

— Je ne voulais pas fouiner, avoué-je finalement, mais j'ai vu les photos sur ton bureau. C'est ton petit frère ?

— Mon cousin, Clovis. La photo d'à côté date, c'est ma tante, Solange, et mon oncle, Gabin, achève-t-il avec une expression étrange. Les parents de Clovis. Je vis avec eux depuis quinze ans, maintenant.

— Désolée, je...

— Ce n'est rien. »

Son iPhone se met à biper. Il jette un œil dessus, coupe l'alarme avant de m'inviter à le suivre au salon. Je m'en veux d'avoir fait éclater cette bulle dans laquelle nous flottions, quelle qu'en soit la raison.

Liquorice LoveWhere stories live. Discover now