Moleskine & Motilium

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« Ah, c'est toi, m'accueille Soline à la porte. J'ai cru que c'était les foldingues en rut. T'es partie super vite, j'ai pas eu le temps de me retourner que t'avais filé.

— J'avais besoin d'air, maugréé-je en m'affalant sur ma couchette.

— Ben t'as loupé Léandre, du coup. Il est passé te rapporter ton carnet. »

Quel carnet ? Je me souviens très bien être repartie avec le mien. Soline me tend un Moleskine noir. Quelques pages ont été arrachées à l'intérieur ; les autres sont vierges. Sauf la dernière. Je détaille son écriture presque calligraphiée, quoique sans fioritures.

Désolé d'avoir coupé court à la soirée. Ça n'avait absolument rien à voir avec toi – encore que. J'ai pensé qu'il valait mieux ménager Jérémie. Il a l'air de tenir à toi.
Et moi, je ne suis qu'un imbécile.

J'étouffe un juron. Jérèm n'a pas pu s'empêcher de me prendre par la taille sur le chemin du retour, de se faxer à mon côté dans la rame. Je n'y ai pas spécialement prêté attention sur le moment – ça relève du domaine de l'habituel, pour lui et moi. Une certaine ardence au niveau des paupières, je poursuis : 

J'ai toujours trouvé plus simple d'écrire que de parler, tu t'en es sûrement aperçue. Ça faisait longtemps que je n'avais pas tant apprécié une journée. J'espère que toi aussi, même si je comprendrais tout à fait que non.
Désolé, encore une fois.

Il avait raturé les mots suivants, achevant sur son seul prénom et, en dessous, un numéro finlandais.

« Ben, tu pleures ? s'étonne Soline en revenant de la salle de bain. Mais, Tiph, qu'est-ce que... ?

— C'est rien. C'est rien, répété-je alors qu'elle pose la main sur mon épaule.

— C'est dommage que la journée se soit terminée comme ça, acquiesce-t-elle, chagrinée. C'était un peu abrupt, mais ça ne veut pas dire qu'il ne voudra pas te revoir, tu sais ?

— Je suis pas certaine de supporter ça. Ni de supporter de ne pas le revoir, avoué-je avec une franchise désarmante, même pour moi – surtout pour moi.

— J'ai bien vu qu'il se passait quelque chose. N'importe qui l'aurait vu. »

J'aimerais lui demander d'abréger ; je ne pensais pas que d'aussi simples mots pouvaient autant faire souffrir. J'ai pourtant coutume de les manier.

« Franchement, poursuit-elle en songeant me soulager, rien que physiquement, je veux dire, on dirait que vous êtes frère et sœur. C'est presque flippant. Et vous avez l'air d'avoir pas mal de points communs, d'après ce que j'ai entendu – pas que je vous ai espionnés, hein. Jéjé peut remballer ses gaules. »

On y est. La goutte d'eau qui fait déborder le vase. Je lui tends le carnet ; elle parcourt les mots laissés par Léandre, plaque la main sur ses lèvres.

« Oh merde, ça craint ! Tout ça à cause du crétin des Alpes ?

— Des côtes bretonnes.

— C'est con, trop con, mais... bon, assez classe de la part de Léandre. C'est son numéro qu'il t'a laissé, en plus.

— Ou celui de la ligue anti-suicide.

— Nan mais hé, mollo. De un, il s'excuse de t'avoir ghostée, de deux, il t'a pas claqué la porte au nez. Ça, là, tu vois, avec l'indicatif, ça veut dire une chose : rappelle-moi. 

— Pour que je lui raconte quoi ? Jérémie s'imagine qu'on sort ensemble mais en vrai, non, pas la peine de s'en soucier ptdr ?

— Bah, il va falloir tirer quelques trucs au clair.

— Il va falloir, oui. »

Je n'en fais pourtant rien à l'heure du dîner. Ni après, alors que nous prenons les trois une dernière bière. Pas d'Antti ni de Léandre en vue ; le breton est plus déchaîné que jamais. Si j'ai tout d'abord envie de le noyer dans sa pinte, je finis par me dérider et attends, passé minuit, le retour des Espagnoles en goguette pour me décider à ouvrir Whatsapp.

J'ai déjà enregistré le numéro de Léandre. J'observe longuement cette suite de chiffres, anodine, avant de me décider à rédiger :

Vous :
Merci pour le carnet. Je le garde en monnaie d'échange contre ma boîte de Motilium.
PS : vous êtes sans nul doute le pirate le plus pitoyable dont on m'ait parlé.
      
Les coches vertes apparaissent après quelques secondes.
        
Léandre :
Deal 👌
PS : Au moins on vous a parlé de moi.

Ça semble suffisant. Je dois me faire violence pour ne pas répondre, mais rien ne m'empêche de déraper sur sa photo de profil. Un cliché qui, à part sa monochromie, n'a rien de très hardcore. Il y est seulement divinement, diablement séduisant.

Le babillage en provenance de la péninsule ibérique finit par m'abrutir, assez pour me laisser glisser vers un rêve dans lequel je parcours une galerie des glaces. À la recherche d'un reflet qui, une fois encore, n'est pas le mien.  

Liquorice LoveWhere stories live. Discover now