Étrange

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« Excuse-moi, lâche-t-il sans vraiment me regarder. Pour ce message. C'était ridicule, et déplacé. Je sais pas ce que j'ai cru, mais je...

— Ça ne l'était pas. Ni ridicule, ni déplacé. Je tenais à m'excuser. Je voulais te répondre, vraiment. Mais je... j'ai eu peur. »

Son expression dévastée me loge littéralement une lame entre les côtes.

« Pas de toi, m'empressé-je d'ajouter, luttant pour contrôler ma voix. De moi. Je pensais le savoir, mais... finalement, non, je n'en sais rien. Ça ne m'a... ça ne m'a jamais fait ça. Je veux dire, le fait de te connaître, de te parler, d'être là. Je veux passer du temps avec toi. Je ne sais pas... je ne sais juste pas comment faire, ni si... si c'est ce que tu veux » achevé-je en guettant anxieusement sa réaction.

Là, ma cocotte, ça passe ou ça casse. M'enfin, tu seras fixée. Comme je dis toujours, tant va la cruche à l'eau qu'à la fin, elle se case.

Léandre écarte son Macbook, approche pour prendre mes mains dans les siennes.

« Bien sûr que je le veux. Je l'ai voulu dès l'instant où je t'ai vue dans cette cage d'escalier. Seulement, moi aussi, j'ai peur. »

Il semble hésiter, secoue la tête avant d'achever, sur un sourire triste :

« Que tu me trouves étrange. »

Étrange. Sans doute que les mortels doivent paraître bien étranges, pour un ange tombé des cieux. J'aimerais lui dire qu'il est la première personne avec qui j'ai la sensation de pouvoir être moi. Juste moi. Qu'il me fascine, qu'il est tout ce que je désire.

« Tu n'es pas étrange. Moins, en tout cas, que les dix-huit brosses à dents d'Antti. »

Il rit, contemple nos doigts joints. Pâles comme le marbre ; deux statues enlacées, nées des idéaux romantiques d'un sculpteur.

« Ça doit vouloir dire qu'il existe bien, quelque part, quelqu'un qui exauce les prières. »

Mon corps décide de traduire cette dernière phrase à sa manière : une larme, deux, dévalent dans mon cou. Je souris. Une telle pagaïe, c'est sans doute trop intense à gérer avec 3h de sommeil. Léandre semble à la fois attendri et catastrophé. Je renifle un peu, lève la tête sur le plafond pour calmer le débit. Tiens, Antti y a collé des étoiles luminescentes.

« Je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme toi, reprend enfin Léandre. C'est comme si tu avais toujours été là, comme si tu m'avais toujours manquée. »

Outre le fait d'être branchés sur le même canal métaphorique, j'ai peine à y croire. J'ai la sensation de flotter, la poitrine vrombissant d'un millier de phalènes aveuglées par ce brusque bonheur.

« C'est très nouveau pour moi, ce sentiment.

— Pour moi aussi.

— On peut peut-être apprendre ensemble ?

— Oui. »

Un oui qui sonne je le veux. Aussi lourd de sens et porteur de promesse que celui que l'on prononce devant l'autel.

« J'ai toujours peur, déclaré-je cependant, à mi-voix. Peur que, si je cligne des yeux, tu disparaisses.

— Tu dois pourtant t'y connaître, en démonologie ? Il n'y a que toi qui puisses me révoquer du plan duquel tu m'as tiré. »

J'entends la balade assourdie qui s'échappe de son casque, des accords lancinants, une sorte de chœur grégorien. Mon Jiminy Cricket en alternance martèle que je rêve, ou que je suis morte. Que Léandre ne peut pas vouloir s'intéresser à moi. Que je n'ai rien d'autre à offrir qu'une âme fantasque mais désillusionnée, fragmentée et recollée à la va-vite.

Mets-la voir en veilleuse, cocotte, d'accord ?

Liquorice LoveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant