Madame Stoïque

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« Là, il est là.

— Ouiii ! Léandre Ceste. C'est marrant, tiens, comme nom.

— Pas plus que Chabod, cité-je le sien alors qu'elle tire la langue. Bon, tu cliques ?

— Madame Stoïque se prête au jeu, finalement ? »

Je la pousse pour m'emparer de la souris et arriver sur son profil, bien plus étoffé que le mien. Diplômé d'un lycée privé parisien avec deux baccalauréats à son actif – j'ignorais même que ce fût possible – actuellement étudiant d'une institution Suisse dont le nom à rallonge, assorti de Institute of Higher Education, évoque un prestige certain et quelques zéros avant la virgule. Bachelor en Sciences Économiques, Master en Business Management avec mention, le tout couronné d'un nombre impressionnant de certifications dont plusieurs en anglais et d'autres, plus obscures, en développement web.

« La vache, en voilà un, de nerd, souffle Soline. Son CV est plus long que celui de ma mère qui a écumé quasi toutes les boîtes de Strasbourg et de Navarre. Il a quel âge, déjà ?

— Je sais pas. Élargir son cercle de connaissances, tout à fait, ironisé-je en désignant les 500+ relations indiquées à côté de son profil.

— Une vraie vedette, ce M. Ceste. Attends, je vais checker le site de son école, je veux voir le prix des admissions. Il est sûrement pas boursier, lui. »

Je lorgne en direction du carnet, sur ma table de nuit. D'où je viens, déchirer un Moleskine frôle l'hérésie.

« Y'a pas les tarifs, mais regarde, ça ressemble à ces Universités où des américains trop beaux sont catapultés, dans les séries. Mais si, tu sais, ils ont des costumes super classes avec des écussons stylés et des maisons de ouf pour leurs fraternités. Leur CROUS doit sûrement pas avoir la même tête que le nôtre. C'est à Montreux, apparemment. Mais c'est génial, Tiph ! Il va finir directeur de je-sais-pas-quelle marque de luxe, et toi tu pourras t'acheter des paires de Louboutin par centaines avec son salaire.

— C'est un objectif de vie comme un autre, admets-je.

— Recontacte-le. C'est un ordre.

— Et toi, fais disparaître les preuves. Jérèm ne va pas tarder.

— Je croyais que vous étiez pas ensemble ?

— On ne l'est pas. Mais pas besoin de jeter de l'huile sur le feu, je gère le breton.

— Si t'en es convaincue, ma foi. Je t'enregistre sa photo dans un dossier luv luv luv ?

— Pas la peine. Je l'ai déjà. »

Son hurlement de pintade sous ecstasy me poursuit jusqu'à la salle de bain – enfin il faut dire que je souris comme une andouille aussi.

🍸

Je contemple le tampon Stammtisch 25/10 dont l'encre a bavé à l'intérieur de mon poignet. J'aime garder ce genre d'empreinte, quitte à ne pas récurer cette portion de peau pendant les jours suivants. Une manière de me rappeler que je suis sortie, que j'ai rencontré d'autres personnes. Un tatouage temporaire façon Malabar, ces affreuses décalcomanies – papa avait un jour insisté pour que je ne transfère pas Sam des Totally Spies sur ma joue, avant d'aller à l'école. Riche idée.

Le peuple s'est massé au comptoir. J'attends mon tour pour réclamer un troisième, ou peut-être quatrième Lonkero : un savant mélange de gin et de limonade goût pamplemousse. Je dois hurler pour me faire entendre, satisfaite toutefois que le DJ ait accepté de passer du Shaka Ponk, la fierté cocorico. Ça se prête bien au thème.

Étourdie par les spots, le bruit et les silhouettes qui se confondent, je rejoins Soline qui se trémousse ; elle me siffle la moitié de mon verre. Les premières notes de Gangnam Style ont vite fait de remplacer French Touch Puta Madre. Jérèm apparaît aussitôt : s'il parvient à capturer Soline, je demeure vissée au canapé.

Martin, un Slovaque de mon cours de finnois, vient s'y affaler, rejoint par une poignée de ses connaissances. Aidée par l'alcool, je parviens à me maintenir dans leur échange. Après avoir aperçu mon fond d'écran – toujours cette même pochette d'album de Nightwish, il me glisse :

« Are you gonna go to their gig in Helsinki?

— Sure I am. I've already got my ticket. You too?

— Yes, I'm so excited! Imaginaerum is such a masterpiece. How are you going there? Bus, train?

— I don't know yet. My friend over there is coming too.[1]  »

Je lui désigne le blond breton occupé à performer sa meilleure horse dance. Jérémie n'est pas fan de Nightwish, loin de là. Je doute même que, hormis quelques extraits grapillés par-ci par-là, il ait vraiment pris la peine d'écouter un jour l'une de leurs chansons. Mais comme mes passions le passionnent, il m'a fait la surprise de m'offrir mon billet. Et de s'en prendre un au passage.

Je l'aurais bien enguirlandé pour excès de zèle, mais le fait est que j'aurais vendu mon âme pour assister à ce concert exceptionnel : non seulement le seul de cette année 2012 sur le sol finlandais, mais également parce que le groupe présentera son film Imaginaerum, inspiré de l'album éponyme.

« Nice, poursuit Martin. I know a Finnish guy that'll go there by car, perhaps I can ask him if we can share the ride?

— That would be great, indeed [2] » répondent les Lonkero à ma place. 

Bah, en vrai... Jérémie sera là. Je trinque une nouvelle fois avant de peu à peu dériver vers mon monde intérieur.

M'évadant à grand peine du canapé défoncé par des années de fesses étudiantes, je cherche un peu de fraîcheur du côté de l'escalier, entre babyfoots et flippers pris d'assaut. Appuyée contre un pilier, j'observe la foule en ébullition avant que mon cerveau ne s'intéresse à la distance séparant Vantaa de l'Hartwall Areena, le complexe où aura lieu le concert. Je tente de peser le pour et le contre, capitule. Si je m'en sens capable dans l'instant, ça ne sera plus le cas demain. Autant céder, donc.

Je me relis une fois, deux fois, mes yeux allant nerveusement de ces quelques lignes à la photo de Léandre. J'inspire, clique sur Envoyer et verrouille aussitôt mon téléphone. 

Vous :
Est-ce que, à tout hasard, tu vas au concert de Nightwish le 10 novembre, à Helsinki ?

* * *

[1] « Est-ce que tu vas à leur concert à Helsinki ?
— À fond. J'ai déjà mon billet. Et toi ?
— Ouais, j'ai trop hâte ! C'est tellement un chef-d'œuvre, Imaginaerum. Comment t'y vas, en bus, en train ?
— Je sais pas encore. Mon pote vient aussi. »

[2] « Cool. Je connais un Finlandais qui y va en voiture, peut-être que je peux leur demander s'il est d'accord de covoiturer ?
— Ça serait trop bien, oui. »

Liquorice LoveWhere stories live. Discover now