L'éternité devant nous

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Un carton dans lequel flottent nos parts en équilibre sur un bras, je lui indique, dehors, le magasin de seconde main, l'école qui jouxte le M-building, les sentiers qui s'en vont dans la forêt jusqu'au lac le plus proche, Tuomiojärvi. Nous croisons un groupe à l'entrée du bâtiment ; tant mieux, la porte était coincée. Quelques volées de marche en béton plus tard, je m'immobilise devant la porte marquée d'un 304, inspire avant de tourner la clé dans la serrure.

« Bienvenue dans notre simulateur d'expérience Erasmus. Les cuisines royales, énoncé-je en allant ouvrir un placard sur quatre bols disparates et un paquet de nouilles instantanées. En face, la salle d'eau avec piscine à débordement. Le domaine d'Ineke et le mien, achevé-je en allumant ma guirlande.

— Ça, je connais, déclare-t-il en désignant le poster de Nightwish, auquel j'ai adjoint mon ticket. Ça aussi, ajoute-t-il en pivotant vers l'esquisse du palais de Stockholm, épinglée au mur. Et des Moomins, beaucoup de Moomins, note-t-il enfin en observant le reste de la déco, à mi-chemin entre sanctuaire gothique et jardin d'enfant. Tu dois savoir qu'ils ont un musée à Tampere ?

— Ça fait partie de ma wishlist.

— Noté. »

Je reviens avec deux bières, approche une chaise pour servir de table d'appoint. Nous trinquons, face à face et en tailleur sur le lit. Plutôt que de nous perdre en conjectures, Léandre lance le quatrième épisode de la saison 2 de GoT sur son MacBook. Puis le cinquième. C'est en voyant un banquet garni de cailles rôties, luisantes de graisse, que le carton dans le four me revient en mémoire.

« Les pizzas. »

Nous échangeons un regard.

« Tu n'as pas faim, supposé-je.

— Non. Toi ?

— Non plus.

Perkele [1]. »

Je mets la série en pause pour aller empiler les pizzas sur une assiette, au frigo. Léandre me rejoint à l'entrée de la cuisine.

« Robin est passé à la radio, ce matin. Ça m'a fait penser à toi. Antti a dû se demander pourquoi je n'ai pas changé la station.

— J'écoutais initialement pour les cours, tenté-je de justifier. Simple intérêt linguistique, pour améliorer ma prononciation des ä, mais il m'a matrixée. J'écoute souvent son dernier album.

— On a tous nos chansons honteuses.

Honteuses, carrément ? Ok, donne-moi une des tiennes.

— Tu sais déjà que j'ai vendu mon âme au black mais, si j'étais né blond et bouclé au lieu de croque-mort, je serais devenu chanteur de power. Stratovarius, un autre groupe finlandais, précise-t-il en lançant sur son iPhone la première piste d'un album dont la pochette arbore des dauphins dorés sur fond de cité futuriste. Je pourrais t'en faire une cover à la note près. »

J'essaye de l'imaginer à la place du lead peroxydé, en jeans moulant et débardeur blanc. Ça ne fonctionne qu'à moitié – probablement parce que Léandre tient davantage de l'Ange de la Mort que du chérubin de l'espace.

De retour dans la chambre, il laisse l'album tourner. Je tombe sur le lit ; lui consulte mes feuilles volantes, des mots-fléchés niveau maternelle en finnois.

« Vous parlez anglais, chez Microsoft ? demandé-je en basculant sur un coude.

— La plupart du temps, oui. On essaye de puhua suomea un jour sur deux avec Antti, en plus des cours que j'ai à côté. Autant dire qu'un jour sur deux, je perds quelques points d'éloquence.»

Il abandonne mes notes pour venir s'allonger. Je lui désigne les draps d'enfant avec lesquels il va devoir composer.

« C'est tout ce qu'ils avaient en stock.

— J'ai l'habitude des suaires, mais je ne suis pas totalement sectaire. Une idée de chanson pour éloigner les lapins cauchemardesques ? ajoute-t-il en faisant taire Stratovarius.

— Soline m'a fait écouter quelque chose, l'autre jour. Nightcall. »

Des pièces qui cliquètent dans une cabine téléphonique, le hurlement d'un loup. Les loupiotes changeantes de ma guirlande se reflètent dans ses yeux. Je dépose l'iPhone sur ma table de chevet, soulève ma couette dans une invitation qui se passe de mots.

« Réflexion faite, je ne pense pas avoir peur de quoi que ce soit, avec toi, glisse-t-il en même temps qu'une main, doucement, à ma taille.

— Moi si, le détrompé-je. J'ai peur, parfois, que tu ne sois qu'un rêve. »

Ses doigts cherchent les miens, les amènent là où bat son cœur. Je lève les yeux, croise à travers mes cils une ombre, une étincelle verte. Les pulsations que je sens sous ma paume se font plus vives. Nos nez se touchent. Sa main remonte de ma hanche à mon cou, enlace ma nuque. Je franchis ce qui nous sépare, mes lèvres sur les siennes. Elles s'entrouvrent et quelque chose s'éveille en moi. Un éclair qui perce la nuit, un bonheur radieux, irradiant.

There's something inside you, it's hard to explain.

Un sentiment d'accomplissement conjugué à une cruelle sensation de trop-peu. Je me sers contre lui, aiguillonnée par sa chaleur, son parfum, ses lèvres, sa langue.

They're talking about you boy, but you're still the same.

Un frémissement me secoue lorsque je prends la mesure, encore qu'inintentionnellement, de son désir. Il s'interrompt ; je le vois sourire.

« Désolé, mais ça risque de se produire encore.

— Tu préfères que j'arrête ?

— Je veux ce que toi, tu veux. On a l'éternité devant nous, ajoute-t-il en enfouissant son visage dans mon cou. Rien ne presse. Aujourd'hui, demain, dans un an. Ça n'a pas d'importance, tant que je peux être avec toi. »

Je l'enlace, extatique et vidée à la fois. Comme si certaines braises hésitaient à devenir incendie ou à lentement s'assoupir. Je suis terrifiée à l'idée de ne pas savoir me contenter de sa seule présence. Je crains cette promesse. J'ai peur d'y céder. Puis un regard de lui me répond, fait taire l'inquiétude.

L'éternité devant nous.

* * *

[1] putain, en finnois. 

Liquorice LoveWhere stories live. Discover now