La couille céleste

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     Il fallait qu'une certaine quantité d'événements bousculent mon programme. Comme si l'univers voulait me faire comprendre que, malgré un degré d'organisation élevé, une couille céleste parviendrait toujours à gripper la machine.

Le projecteur dans la salle de mon dernier cours de la matinée décide tout d'abord de se mettre à frire. Chassée par la fumée blanchâtre qui s'échappe de l'engin, la classe est évacuée et reprend le cours une vingtaine de minutes plus tard, après que toute possibilité d'incendie ait été écartée. Les bus toujours ponctuels décident ensuite de supprimer l'une de mes correspondances pour une mystérieuse raison. Je me retrouve à l'appart à 15h au lieu des 13h30 prévues, en nage et gelée à la fois pour avoir marché jusqu'à Kortepohja.

Ineke m'a laissé un post-it :

Hi Tiff, my bed is yours to use. Sorry for not helping you much, I had to leave earlier. Also, there are some nasty things in the sink, sorry for that too! Enjoy your weekend XX [1]

Je pousse la porte, constate qu'elle a retiré ses draps, jetés en tas dans un coin. Ce qui me fait songer que j'ai réservé machine à laver et sèche-linge pour cet après-midi.  Maudissant le rappel qui n'a rien rappelé, je remplis pêlemêle mon panier, dévale les étages pour m'engouffrer dans la laverie. Les locaux sont vides, comme le tambourin de la monstrueuse machine dans laquelle Soline pourrait aisément rentrer. Je lance un cycle court, remonte pour ouvrir le placard et constater que l'aspirateur n'est pas là. Il est vrai qu'il s'agit d'un Miele communiste, partagé entre Ineke et ses amis – qui ont manifestement oublié de nous le rendre. Je lorgne sur la balayette déplumée et sa pelle en plastique.

Faute de grive, on mange des merles.

Le ménage fini, je m'attaque à la vaisselle ; à croire que la Hollandaise a accumulé deux semaines d'assiettes sales avant de se décider à les larguer dans la cuisine. Je retourne dans sa chambre, ôte le matelas du sommier, un simple cadre en bois, transbahute celui-ci à côté du mien. Je décale mon bureau en constatant que plus rien ne passe, coince le tapis sous un pied, dérape en tirant dessus. Je me débats enfin avec drap-housse et housse de couette, dont les lapins floconneux et leur air mutin me narguent. L'alarme de mon portable se fait entendre : je redescends, heurte de plein fouet Jérémie à l'entrée de la laverie.

« Vous ici, le salué-je sommairement, essayant déjà de passer outre pour aller transvaser ma lessive.

— J'ai vu que t'avais un tour booké cet après-midi, je peux mettre mes polaires à sécher avec tes affaires ? »

Je fourre ses vestes dans l'énorme sèche-linge, change l'interface en français : le rituel veut que les étudiants le modifient à chaque tournée. Le tout, c'est de retrouver la console pour la sélection de la langue.

« Tu veux bien me rendre un service ? demandé-je au breton. Y'en a pour 1h environ, tu peux me remonter le linge si tu restes par ici ?

— Ouais, ok. T'as l'air tendue.

— Je le suis. Ma coloc m'a laissé l'appart en bordel.

— Bah tu t'en fous, non ? À moins que t'attendes quelqu'un » ajoute-t-il sans y croire.

J'allais quitter le local, m'interromps. Tant de signaux, pour si peu de réception.

« Oui, j'attends quelqu'un.

— Qui ? »

T'en as vraiment pas la moindre idée, Jéjé ?

« Léandre.

— Ah bon ? Mais il a des potes, à Jyväskylä ?

— Ne serait-ce que deux dans cette pièce, réponds-je un peu sèchement.

— Lol. Tu le fais venir au M-Building ?

— C'est censé être un problème ?

— Bah, le changement va être rude. J'espère qu'il a pris ses pilules.

— Quoi ?

— Ah, tu sais pas ?

— Je sais pas quoi ?

— Non mais c'est que, j'ai cherché du gel, le matin, à Vantaa. Je me suis dit que peut-être Antti en utilisait, alors j'ai regardé dans la salle de bain. J'ai pas trouvé, mais j'ai vu des médocs. Et y'avait son nom dessus, à Léandre. Anti-dépresseurs, anxiolytiques, un super cocktail. Vas-y mollo, du coup, sur les émotions fortes » ajoute-t-il avec un ricanement qui n'a pas l'air d'émaner de lui.

J'aurais pu demeurer bouchée bée, mais non. Je serre les mâchoires à m'en fissurer l'émail, à peine capable de siffler en réponse :

« T'es sérieux ?

— Tu vois, on croit connaître les gens, et... 

— T'as fouillé chez eux.

— J'ai pas fouillé, je cherchais juste un truc, se défend-il, manifestement surpris par ma réaction.

— Et pourquoi tu me parles de ça ?

— Pour que tu saches à quoi t'en tenir, vu que t'as l'air de jurer que par lui.

— Qu'est-ce que...

— Je vous entends, hein, avec Soline. Vous êtes pas aussi discrètes que vous le pensez.

— Arrête. Tout de suite.

— J'ai rien dit de particulier. Pourquoi tu t'énerves ? Je te préviens, c'est tout. Mais bon, comme d'hab, c'est facile de m'ignorer. Tu sais quoi ? Va faire ton petit ménage, je m'occupe du linge et je te l'amène tout à l'heure. »

* * *

[1] Salut Tiph, mon lit est dispo. Désolée de ne pas t'aider davantage mais j'ai dû partir plus tôt. Il y a aussi quelques trucs qui traînent dans l'évier, désolée. Profite bien de ton weekend !

Liquorice LoveWhere stories live. Discover now