Chapitre 1.1 : La Chanteuse

3.5K 282 22
                                    

When an early autumn walks the land... and chills the breeze...

Les paroles, Chloé les connaissait par cœur. Depuis bientôt trois ans, elle montait sur une scène noyée par la fumée âcre des cigarettes pour fredonner ces classiques d'une autre époque. Son répertoire imposé se résumait au jazz et au swing des environs des années cinquante : Louis Armstrong, Frank Sinatra, Ella Fitzgerald... Une gamme peu variée qui donnait au P'tit Clarme le charme désuet d'un vieux bar américain du début du vingtième siècle. Un ovni perdu au milieu des bas quartiers de Clarme.

La même routine, encore et toujours : choisir les titres du soir, se préparer dans sa loge, gravir les trois marches qui menaient à l'estrade et réciter des textes qui n'avaient plus de secrets pour elle... Nostalgique, elle se rappelait parfois du trac qui lui avait tordu le ventre, de ses mains moites, de la tension qui avait fait battre son cœur plus vite, plus fort... À une époque, elle avait pu se targuer d'une certaine renommée ; ses apparitions avaient attiré une clientèle plus nombreuse qu'à l'accoutumée et on lui avait même accordé un panneau devant l'entrée : « Ce soir, Chloé Cole chante Ella ».

Mais les habitués du bar avaient vite dissuadé les nouveaux de revenir trop souvent. Rixes et prises à parti avaient rappelé au reste de Clarme que le quartier de l'usine restait un endroit peu fréquentable. Le vieux bar était en quelque sorte devenu leur propriété, et l'on ne troublerait pas leur quotidien pour une gamine autoproclamée chanteuse. Alors, peu à peu, son nom était tombé dans l'oubli. Le panneau n'avait plus été sorti ; le public s'était raréfié. Sa voix faisait désormais partie des murs. Elle se produisait dans l'indifférence générale. Adieu, rêves de gloire.

En toute honnêteté, Chloé aurait pu partir. L'immuable et impassible public du P'tit Clarme ne la retenait pas, peut-être n'aurait-il même pas remarqué son absence. Qu'il se fût agi du groupe d'adolescents tatoués, des « Vieux de la Vieille »des retraités de l'usine désaffectée dont le quartier tirait son appellation – des trois ivrognes vissés aux tabourets ou encore des intermittents qui amenaient parfois leur dégaine louche dans la salle enfumée, personne ne se préoccupait d'elle. En pleine lumière, elle était devenue invisible.

... A winding country lane all russet brown...

Ses yeux habitués à l'aveuglant faisceau de l'unique projecteur, elle distingua le petit groupe tapi au fond de la pièce. Ils avaient fait parler d'eux à leur arrivée. Pas méchants mais turbulents, leur tempérament sanguin leur avait parfois valu d'être jetés dehors par le videur. Si la plupart du temps ils se fondaient dans le décor, piercings et tatouages avaient longtemps fait parler les « Vieux de la Vieille ».

D'ailleurs, les quatre sexagénaires, assis à une table près de la scène, avaient entamé une partie de belote animée et leurs mains gesticulaient en tous sens pour mieux souligner la tricherie de l'autre. Chloé sourit devant leurs mimiques éculées. De toute la clientèle d'habitués, ils étaient les seuls à la gratifier parfois de quelques applaudissements lorsqu'elle quittait la scène. Toutefois, elle hésitait à apprécier la démarche et se demandait parfois s'il ne s'agissait pas d'une manière de célébrer son départ.

Présents de l'ouverture à la fermeture, les trois ivrognes paraissaient vivre ici. Sur leurs tabourets, ils tenaient compagnie à la véritable star de l'établissement : Éric, le barman. L'homme qui distribuait l'alcool. Leur dieu, à qui ils déposaient de nombreuses offrandes et dont ils imploraient la clémence lorsque celui-ci leur refusait un dernier verre. Pour la route.

En ce moment même, Éric l'observait depuis le bar. Pas encore blasé d'entendre chaque soir les mêmes morceaux sélectionnés par leur patron, il s'installait dès la moindre minute de répit sur son propre siège et écoutait ses prestations avec une attention qui l'avait d'abord troublée. Ce garçon, au naturel curieux, n'avait pris le poste que depuis deux mois et déjà, il faisait partie des meubles. Un bon gamin, avait dit Georges quelques jours après son embauche. Chloé en convenait ; il était aussi le seul à posséder encore une étincelle d'intérêt la concernant.

Le Démon (L'Hybride, livre 1)Where stories live. Discover now