Judicaël : Majordome à Jamais 🥀

249 13 37
                                    

Judicaël. Comme le nom des chaînes de la captivité, comme le visage même de la docilité démoniaque. Un ange autrefois, un être des ténèbres aujourd'hui.

Je suis Judicaël. Cet homme déchu du ciel au cœur plus froid que les abîmes, au regard indifférent usé par l'hypocrisie d'une sphère sociale dédaigneuse, et au sourire figé dans le marbre.

Debout, dans cette salle à la décoration prétentieuse, je me tiens droit. Le domestique à mes côtés s'incline presque à terre, me voyant comme celui qui détient l'épée de Damoclès pendant au-dessus de sa tête. Il tente de masquer son souffle court, ses tremblements irrépressibles, et son cœur qui palpite, mais mes sens affûtés perçoivent chacune de ses erreurs. Entre mes doigts, le verre en cristal scintille à la lumière. Je le penche d'une lenteur atroce à gauche, je le redresse dans ce suspense intenable, puis l'incline encore, torturant mon sous-fifre. La transparence vient refléter mon visage, me renvoyant l'image mortelle de mes yeux vairons perfectionnistes. Je vois le démon déchu aux cheveux noirs peignés à la raie tel un parfait sbire à ses maîtres. Cette chevelure arrachée au couteau, fut un jour, par le terrible prince Asmodée dont la colère vertigineuse l'avait conduit à prendre les armes contre moi.

Fermant les paupières, mes doigts effleurant le récipient outrageusement propre, je le reposai sur le buffet. Le bruit délicat de la rédemption sonna. Et le domestique apprit à respirer de nouveau. Sans prononcer une parole, sans un coup d'œil dans sa direction, je me retournai et partis de cette démarche ferme qui en faisait pâlir plus d'un. La rigueur coulait dans mes veines, c'était cette substance vitale capable d'allumer une lueur au fond de mes yeux implacables. Cette rigueur de vivre profonde, ancrée dans mes gènes, fait de moi Judicaël : le redoutable majordome de la Couronne Infernal. Celui soumis qui soumet, celui dominé qui domine, et cet être obéissant qui triche.

Je ne vis qu'en suivant une route tracée par mes faiblesses, un chemin de douleur, de soumission et de honte dont je ne peux dévier : on m'a appris à marcher droit, je le ferai. À obéir sans réfléchir, j'obtempérerai. On a fait de moi une image terne, sans couleurs, un fantôme sans esprit, une chimère. Je ne dis rien. Judicaël ne dit jamais rien. Il n'en a pas le droit.

Dans ce monde qui m'étouffe chaque seconde un peu plus, je n'aime pas qui je suis. Mes appels à l'aide se sont perdus dans le néant. J'ai soudain compris mon rôle, j'ai enfin su que ma liberté résidait paradoxalement dans le silence. Celui qui ferait de moi un homme menaçant sous ses airs protocolaires rigides, me permettant de cacher l'esclave que je suis en réalité. Aucune mort ne me fera tirer l'ultime révérence, je le sais. Alors mon silence glaçant sera la tombe dans laquelle je me glisserai, feignant un repos éternel que personne ne m'accordera.

« Tu obéiras pour toujours ».  J'ai dit oui. Tout simplement.

En Enfer, celui qui flanche le genou se fait piétiner, celui qui se lève trop haut, bannir. La corde sur laquelle nous marchons est fine, susceptible de se briser au moindre faux pas. J'ai trouvé ma place de funambule dans un entre-deux précaire : victime de ses supérieurs, bourreau de ses suppléants. La Géhenne est une hiérarchie de vengeance injuste dans laquelle nous faisons payer le prix de nos tourments à ceux qui nous sont inférieurs. Les vrais coupables ne sont jamais punis mais récompensés, telle est la doctrine ici-bas :

« Nos lois ne sont soumises qu'à ceux qui n'ont pas la perfidie de les contourner. Quiconque triche est sacralisé, quiconque échoue à cette tentative sera martyrisé. »

Sous mon image de majordome docile, j'ai réduit en cendres les traces de mes effractions. Je souffre et j'ai fait souffrir, toutefois, cela fut toujours sans un mot.

Le silence est une prison illusoire : c'est ma liberté.

Ma silhouette se déplaça avec absolutisme dans ces couloirs dont chaque centimètre carré était épousseté par mes ordres. Les murs, les draperies et les boiseries hautaines qui effraient les visiteurs de leur luxe aveuglant me devaient tout, jusqu'à la dernière miette de respect. Alors que je faisais mes rondes habituelles, je pouvais quasi sentir la bâtisse trembler sous mon regard scrutateur ! Elle savait que je n'accepterais que la perfection et craignait mon courroux comme la peste. Je l'entendais d'ailleurs me chuchoter des murmures incompréhensibles, des sortes de suppliques intimes que seul moi comprenais. Il fut un temps où j'en aurais souri... mais mon innocence est révolue. Ce bonheur soudain m'a quitté, ne laissant qu'une enveloppe charnelle animée par ce désir insatiable d'élégance.

Soumis À Leur DestinWhere stories live. Discover now