Chapitre 90

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Honnêtement, quand Sarah a levé le rideau de fer et déverrouillé la porte vitrée pour la faire entrer, Camille a été un peu déçue. Ce n'était pas tout à fait le genre d'endroit qu'elle avait imaginé. Un comptoir poussiéreux, avec de hauts tabourets abîmés, des tables rondes à double plateau de verre portant les noms des marques de boissons, entourées de chaises en plastique tressé. Une décoration datée, démodée. Trois machines de jeu, éteintes, collées contre le mur. D'un coup, elle imagine Sarah au bar, servant des pastis et des demis à de gros gars, journal sous le bras, clope éteinte à la bouche, un groupe de vieux occupés à taper le carton au fond de la salle pour échapper à leurs matrones. Elle repense aux paroles dédaigneuses d'Annelise. « C'est bizarre d'avoir envie de devenir serveuse ». Ça l'avait indignée sur le moment, mais quelque part, en voyant le bouge qu'a acheté Sarah, elle comprend un peu l'étonnement de la blonde.

— Tu n'aimes pas, dit Sarah en regardant Camille se promener dans la salle.

— Si... si...

— C'était pas une question, s'esclaffe la jeune femme aux cheveux d'ébène. Je sais ce que tu penses, ajoute-t-elle, l'air malicieux.

— Non, c'est bien, avec peut-être un petit coup de peinture...

— Un gros coup de peinture, et une rénovation complète. Un copain de mon frère est archi, on a travaillé sur les plans, regarde.

De son sac à dos en toile, Sarah sort sa tablette. Mais qui utilise encore un Eastpak à son âge ? Il n'y a que Sarah. Elle trouve ça touchant. Sarah ouvre l'application et déroule une série de plans sous les yeux de Camille qui se rassure vite. Ce ne sera pas un salon de thé cossu - en même temps un salon de thé cossu n'irait pas du tout à Sarah- mais un petit troquet sympa, convivial.

— J'ai pas envie d'en faire un lieu à la mode, le repère des derniers hipsters, explique Sarah, comme si elle lisait dans les pensées de Camille. Ce que j'ai préféré, dans les mois que j'ai passés à la librairie, c'est le contact avec les gens, les clients occasionnels, et surtout les habitués. Ici, je sais que je n'aurai que des habitués. Ce ne sera un bar dans lequel on entre parce qu'il donne envie. C'est un bar de quartier où on traîne quand on habite dans l'immeuble à côté, quand on bosse dans la rue, un bar où on vient boire sa pression chaque semaine avec les copains pendant que Madame fait le marché, un bar où on vient manger pour ne pas être seul. C'est là que j'ai envie d'être.

— Je comprends, dit simplement Camille.

— Tu sais, je ne me suis jamais sentie chez moi nulle part. J'ai eu des rapports assez conflictuels avec mes parents, et puis ils sont morts. Et depuis, je cherche ma maison. Cet endroit où je venais manger chaque midi, c'est le premier où je me suis sentie à ma place. Le premier que j'ai choisi et qui m'a aussi adoptée.

Camille se sent brusquement émue par les demi confessions de son amie alors elle fait quelques pas dans la pièce, puis prend place sur un des tabourets.

— C'est vrai qu'on doit y être bien, dit-elle, même si au fond elle n'y croit pas vraiment, parce qu'il ne lui serait jamais venu à l'esprit d'entrer dans un endroit pareil, encore moins d'y déjeuner quotidiennement.

Sarah ramasse son sac à dos, fait le tour du bar et pose les mains à plat sur le comptoir, l'air satisfait.

— Alors, qu'est-ce que je vous sers, ma p'tite dame ? fait-elle avec une grosse voix.

— Une pression !

Sarah prend alors un air navré.

— Je n'ai que ça, s'excuse-t-elle en tirant de son sac une bouteille de rhum et du jus d'orange.

Colin Maillard et chat perchéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant