Décembre - chapitre 50

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Anouk a toujours été très organisée. Quand Colin et Camille étaient petits, il y avait un grand calendrier sur le frigo, ou elle notait absolument tout : le menu du jour, les rendez-vous médicaux, les devoirs du grand à rendre, les poésies de la petite à apprendre, les échéances diverses. Elle planifiait tout, pour ne jamais se retrouver au dépourvu.

Encore aujourd'hui, c'est une des qualités que son responsable d'agence met en avant chaque année, lors de son entretien avec les ressources humaines. Anouk a deux méthodes. La première, faire des listes, et la deuxième, c'est de suivre son credo : ne remets pas à demain ce que tu peux faire le jour même. Alors, elle répond aux mails au fur et à mesure, programme ses rendez-vous, visite les comptes de ses clients dans un ordre ritualisé, de la même manière qu'elle n'attend pas d'utiliser la dernière barrette d'agrafes pour en réclamer au responsable des fournitures. Ça l'agace un peu quand ses collègues viennent mendier chez elle quand ils n'ont pas été aussi prévoyants, mais au fond, elle aime bien jouer à la maman, alors elle les dépanne sans rien dire.

Ça lui manque, de ne plus être vraiment maman. Que plus personne n'ait besoin d'elle, hormis son mari pour préparer les repas, ou penser à payer les factures.

Colin a été très vite indépendant. Dès ses cinq, six ans. La première fois qu'elle s'en est rendu compte, c'est quand il a refusé qu'on lui apprenne à faire du vélo. Il voulait se débrouiller seul. Pourtant, c'est bien le rôle d'un parent, ça, non ?

Il était tombé un nombre incalculable de fois, mais refusait toujours l'aide de Jacques et Anouk, déjà spectateurs impuissants, séchait du revers de la manche ses larmes de rage ou de douleur face aux genoux écorchés, et remontait en selle. Jacques était plutôt fier. « C'est bien, gamin », disait-il au petit bonhomme qui montrait tant de détermination. Mais ça blessait profondément Anouk, inutile.

La naissance de Camille, et les mois qui ont suivi ont été un moment de grâce pour la jeune maman. Elle était à nouveau nécessaire à quelqu'un, sa fille, son bébé. Mais très vite, la gamine n'en avait plus que pour son frère, de sept ans son aîné. C'est Colin qui porte, c'est Colin qui fait, c'est Colin qui donne. Il se prêtait volontiers au jeu, et s'occupait de sa petite sœur avec une patience d'ange. Ils s'étaient très peu disputés tous les deux, leur différence d'âge ne les mettant pas en concurrence, au contraire, ils avaient toujours été très complices. Cela piquait un peu le cœur d'Anouk, qui avait du mal à trouver sa place dans cette relation. Dans les mauvais moments, elle se sentait rejetée, privée de son rôle de mère.

Elle s'était souvent demandé ce qu'elle avait loupé dans son éducation, pour qu'il réagisse ainsi, alors qu'il lui semblait l'avoir entouré de tout l'amour possible. Tu te fais du mauvais sang pour rien, répondait Jacques, pragmatique. Ton fils t'aime, il est comme ça, c'est tout.

Colin avait quitté la maison à dix-neuf ans, sans raison. Ils s'entendaient bien, la fac de Metz où il faisait des études de lettres n'était qu'à une quinzaine de kilomètres de la petite commune où se situait le pavillon familial. Mais il avait besoin de distance, comme ça avait toujours été le cas. L'indépendance, se débrouiller seul, comme s'il avait des choses à se prouver. Il préférait travailler et galérer pour entretenir son studio plutôt que de rentrer chaque soir mettre les pieds sous la table. Il avait dégotté un job étudiant, caissier dans un supermarché à mi-temps pour payer son loyer. Il venait une ou deux fois par semaine dîner chez eux, sans jamais demander quoique ce soit, ni linge à laver, ni reste de repas, ou chèque de dépannage. La maman aurait rêvé de lui raccommoder ses chaussettes, de lui faire un peu de ménage ou de lui remplir son frigo. Mais non, il restait désespérément autonome. Gentil, doux, tendre même, mais indépendant.

Et puis, quand il était là, pour deux ou trois heures, il fallait le partager avec Jacques et Camille, c'était pénible, Anouk avait la sensation de ne plus du tout profiter de son fils. C'est là qu'elle avait eu l'idée du déjeuner hebdomadaire, pour ne pas laisser leur relation se détricoter, pour qu'il sache que même s'il n'avait pas besoin d'elle, elle était là, et ils avaient maintenu ce rituel autant que possible, même après son mariage et la naissance de Salomé.

Colin laissait sa femme approcher là où sa mère n'avait jamais pu mettre les pieds, comme s'il avait enfin baissé la garde, comme si avec Sandrine, il pouvait être vulnérable. Blessée au début, Anouk s'y était faite, et puis l'important c'était de voir son fils heureux. Elle au moins avait su mettre son fils suffisamment en confiance pour qu'il n'ait plus le besoin de se prouver constamment des choses à lui-même. Et puis, avec la naissance de Salomé, elle avait enfin retrouvé, pour quelques années, un statut qui lui convenait. Bien sûr, elle n'était pas sa maman, mais sa mamie, sa mamie Nouckie. Et finalement, c'est encore mieux. Les avantages sans les inconvénients. Les jeux du dimanche après-midi, sans les devoirs, le lavage de cheveux, ou la chambre à ranger. Salomé était une petite maligne, elle avait vite compris comment prendre sa grand-mère et la cajolait pour obtenir petits cadeaux ou friandises en cachette. De temps en temps, pendant les vacances, Anouk posait un jour de congé et elle l'emmenait se promener, lui offrait une glace géante, une poupée, mille tours de manège. Tout ce que la petite réclamait. Parce qu'Anouk éprouvait bien trop de plaisir à ce qu'on lui demande quelque chose.

Colin et Sandrine auraient pu le lui reprocher, se fâcher : tu la gâtes trop, tu vas nous la pourrir, mais ils la laissaient faire, conscient du besoin viscéral d'Anouk, de la joie intense qui était la sienne lorsqu'elle offrait du bonheur à sa petite fille.

Et puis leur monde, du jour au lendemain, avait basculé. Les ténèbres avaient englouti son fils chéri, elle avait perdu son unique petite fille, son petit rayon de soleil. Heureusement, dans ce drame, elle avait pu combattre sa douleur en se rendant utile, justement, efficace malgré le chagrin. Elle avait organisé les funérailles, fait les cartons, géré la vente de l'appartement après le départ de Colin. Encore, il les mettait à l'écart, et s'éloignait d'eux pour faire son deuil.

A son retour, il était venu vivre dans la maison familiale quelques semaines, le temps de trouver un appartement. Cette courte cohabitation avait été un calvaire pour eux trois. Observer son fils si tendu de vivre avec eux, ses parents, avait complètement occulté la joie de le voir de retour en France.

Quand ils avaient visité ensemble l'appartement de la rue Coislin, Anouk avait été horrifiée par la longue tour aux petites fenêtres, la cabine d'ascenseur exiguë, la moquette tâchée sur les murs du couloir sans fin, au bout duquel elle s'attendait à voir surgir deux fillettes à tricycle. Mais Colin avait dit, d'une voix faussement enjouée, après avoir fait le tour du clapier qui lui servirait de logis :

—C'est pas mal, hein ?

Et elle avait hoché la tête, le cœur en vrac. Il préférait vivre ici plutôt qu'avec eux, dans leur petite maison propre et saine, qui donnait sur un jardinet fleuri, au calme.

Son grand garçon mettait encore un peu de distance entre eux.

Colin Maillard et chat perchéWhere stories live. Discover now