Chapitre 97

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« Je n'arrive pas à croire que tu me fasses ça ».

Les mots avaient claqué, glaciaux, réduisant Léo au silence. Et pourtant, il savait que ce serait une épreuve, il s'y était préparé depuis des années, mais cette réponse, c'était peut-être la pire qu'il aurait pu imaginer.

Depuis tout petit, quatre, cinq ans, il avait senti qu'il était « différent ». C'est sa mère qui répétait ça, mais c'était un compliment. Il était calme, bien plus que les fils de ses copines qui passaient leur temps à courir dans tous les sens, brailler et se battre. Les copines en question étaient envieuses, t'en as de la chance d'en avoir un comme ça, le mien il me fatigue tellement ! Elle était fière, Sylviane, d'avoir ce genre de modèle posé, qui préférait lire, dessiner ou faire un puzzle plutôt que de jouer au foot. Il suffit de bien les éduquer, pavanait-elle. N'empêche à neuf, dix ans, elle trouvait ça moins fun, ce petit garçon qui ne voulait mettre que des vêtements bien repassés, qui se limait les ongles après les avoir coupés pour qu'ils aient bien tous la même forme. Truc de gonzesses, grondait Germain, son père. C'est de ta faute, reprochait-il à Sylviane. Elle haussait les épaules, plus si sûre d'avoir envie d'y être pour quelque chose.

Et Léo-Paul avait continué de grandir, le collège, avec peu d'amis, quelques filles, pas assez de garçons, juste deux copains avec qu'il était en classe depuis la maternelle.

C'est là qu'il avait su, qu'il avait compris. Quand son premier émoi fut pour le jeune Grégory et sa mèche blonde sur son scooter, tout à fait le genre de mec qui aurait été horrifié de se faire approcher par un pédé.

Le lycée, ce n'était pas mieux. Il était allé dans le même établissement que son père, une espèce de ramassis de bourgeois du public, très classe moyenne qui se la joue supérieure, bobos athées un poil élitistes qui se refusent de mettre leurs enfants dans le privé.

Il y avait un homo dans son lycée, un connu. Un type de terminale économique et sociale, que tout le monde surnommait « la tapette ». Le bruit courait que le soir, il était transformiste dans un bar de la ville. Léo n'a jamais su si c'était vrai. Il serait bien allé voir, mais il mourait de trouille à l'idée qu'on le voie dans ce type de bar et que son secret soit découvert. Léo n'avait aucune envie d'être « La tapette bis ». Tous les mecs autour de lui enchaînaient les meufs, alors en seconde, il avait fait pareil, il s'en était trouvé une mignonne, pas trop chiante, une petite blondinette à taches de rousseur. Fanny, elle s'appelait. Ses parents étaient contents, les rares garçons qu'il fréquentait n'avaient pas posé plus de questions. Et puis, Fanny était parfaite, elle était vierge et n'entendait pas offrir sa petite fleur au premier venu, ce qui l'arrangeait bien. Il avait profité des grandes vacances pour s'inventer une idylle avec une autre fille sur la plage de Juan-Les-Pins. Fanny avait pleuré, l'avait quitté en le traitant de salaud, et ça aussi, ça l'arrangeait bien, cette réputation de salaud, bien mieux que pédé en tout cas.

Il était beau garçon, toujours soigné, et les filles lui couraient après. Il passait d'une histoire à une autre, surtout avec des filles plus jeunes et sans coucher, comme si aucune d'elles n'était assez bien pour lui. Jusqu'à ce qu'il essaye de brancher une des filles de sa classe, une brune un peu boulotte, avec des yeux incroyables. La diablesse, elle n'avait jamais cédé. Elle avait fini par lui lâcher, d'une voix plate, alors qu'il s'étonnait de savoir pourquoi elle ne succombait pas à son charme : parce que tu es un connard narcissique et égoïste. Il avait adoré ça, et ils étaient devenus les meilleurs amis du monde. Son Ana.

C'est la première à qui il l'avait avoué, au cours de l'année suivante, la terminale. Elle n'avait pas semblé particulièrement surprise, comme si c'était la seule à lire en lui, à voir clairement dans son jeu. Elle lui avait déconseillé de faire son coming-out. En 2003, dans un lycée un peu frileux, c'était trop tôt. De toute façon, il n'avait plus besoin de faire semblant, comme ils passaient tout leur temps ensemble, chacun s'imaginait qu'ils étaient amoureux sans se l'avouer, les autres filles n'osaient pas briser le duo qu'ils formaient.

Léo avait vécu sa première histoire avec un homme à la fac, puis la deuxième, la troisième, et des dizaines d'autres, d'une nuit ou quelques semaines, quand Ana rencontrait Xavier. Parfois, elle se moquait de lui. A force d'avoir fait semblant d'enchaîner les filles, il reproduisait le même schéma avec les garçons. Je me poserai quand je trouverai le bon, ou quand je serai mort, affirmait Léo en riant.

Et puis, un jour, l'annonce à ses parents, lassés de les entendre se plaindre qu'à ce rythme-là, ils ne seraient jamais grands-parents.

C'était sûrement de sa faute, il n'avait pas préparé son discours, ce n'était pas du tout prévu. Il n'avait pas préparé ses parents non plus. Au énième reproche de sa mère qui clamait une petite fille à qui elle pourrait acheter des barrettes et des poupées en porcelaine, Léo avait brutalement asséné : ça ne risque pas d'arriver. Pourquoi ? avait demandé Sylviane, ébranlée. Parce que j'aime les hommes, avait-il répondu, avec une certaine méchanceté, comme pour les blesser. Son père avait sottement bégayé : les hommes, quels hommes ? Alors Léo l'avait froidement toisé : Je suis gay. Germain avait quitté la pièce et sa mère avait eu ces paroles définitives : Je n'arrive pas à croire que tu me fasses ça

C'était typique d'elle, ça, tout ramener à sa petite personne. L'important, ce n'était pas qu'il soit heureux, mais qu'il soit dans le moule, qu'il lui fasse des petits-enfants qu'elle comparerait à nouveaux avec les autres grand-mères, pour savoir qui est le plus beau, le plus intelligent, le plus poli, le mieux élevé.

Ils n'étaient jamais revenus sur le sujet, jamais. Il continuait d'y aller, une fois par mois pour y déjeuner le dimanche, à Noël et aux anniversaires, et il n'avait plus été question de barrettes roses.

Il ne le leur avait jamais pardonné, et eux non plus.

Finalement, il avait appris à vivre pour lui, égoïstement peut-être, comme il l'avait toujours été, comme on lui avait appris à l'être. La seule personne stable dans sa vie restait la même : Ana. Et même s'il ne parvient pas toujours à le montrer, c'est la seule qu'il aime, et il ferait n'importe quoi pour son bonheur.

Colin Maillard et chat perchéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant