Chapitre 3

314 33 143
                                    




En général, Ana aime passer son jeudi soir bi-mensuel seule. Un bain, un plateau télé, ou juste de la lecture avec une bonne bouteille de vin. Profiter du calme de son appartement, ni bruit, ni mouvement, pas un objet qui traîne. Mais ce soir, elle a un coup de blues. Elle pose ses achats sur le plan de travail, considère les légumes presque avec dégoût. Régime avant l'été. Quelle connerie.  Elle serait bien allée au cinéma elle aussi, et aurait fait semblant de tomber sur Colin et son ami. Non, c'est ridicule, c'est un homme marié. Charmant, mais marié.

Ce soir, la solitude lui pèse. Pas l'absence de sa fille, non, mais un homme dans sa vie. Un homme qui lui sourirait comme l'inconnu tout à l'heure, l'embrasserait délicatement, un homme avec qui elle partagerait ses endives au jambon. Depuis combien d'années on ne l'a pas regardée avec ce regard qui rend une femme belle ? Dix ans ? ou peut-être jamais ?

Ana range ses articles au réfrigérateur, rien ne la tente, elle a perdu l'appétit. A la place, elle se sert un verre de riesling. Elle met de la musique, le dernier disque d'Agnès Obel, et va s'assoir sur son canapé en alcantara beige. Elle aimerait que Xavier lui manque, elle aimerait avoir mal, mais elle ne ressent rien, juste du vide. Peut-être même du soulagement. En avalant une gorgée de vin, elle se demande si elle a déjà aimé un jour. Ses parents, c'est certain. Sa fille, oui, elle l'aime de tout son cœur, mais un homme ? Probablement oui, au début, elle aimait Xavier bien sûr, mais c'était il y a si longtemps, la routine, l'habitude a si vite pris le pas sur la tendresse. Sur son annulaire, on voit encore la marque de l'alliance qu'elle a portée neuf ans. La chair du doigt est un peu atrophiée à cet endroit. Marquée à vie.

Anna vide son verre, s'en ressert un second. Elle est complètement passée à côté de sa vie, si elle y réfléchit bien. Bon, déjà, son métier. Elle était destinée à de brillantes études. Son père la voyait haut fonctionnaire ou notaire, un métier sérieux, sa mère plutôt médecin, ou juge, un métier passionnant. Elle avait choisi la fac de droit. Enfin, choisi, c'est un bien grand mot, disons que ça lui paraissait être un bon compromis qui lui permettrait de trouver un débouché qui conviendrait à ses parents. Elle s'y était ennuyée trois ans avant de tomber enceinte de ce mec qu'elle fréquentait vaguement. Xavier. Elle avait gardé l'enfant plutôt que l'ambition, avait plaqué la fac plutôt que le mec, décrochant de justesse son diplôme à huit mois et demi de grossesse. Ils avaient joué à être adultes, et, à la naissance de la petite, Xavier s'était senti obligé de l'épouser, l'honneur, le nom à partager. Alors, à tout juste vingt et un ans, ils s'étaient unis dans une pièce sombre et peu attrayante de la mairie, avant de finir la noce dans la salle des fêtes communale, décorée pour l'occasion de fleurs en papier crépon. Natacha avait six mois.

Ils n'avaient pas été trop mal tous les trois, dans leur cinquante mètres carrés que pouvait financer le salaire d'informaticien de son nouveau mari. Aux trois ans de leur fille, Xavier a commencé à parler petite frère, petite sœur et Ana a eu peur de se faire enfermer dans cette vie de mère au foyer qui ne lui convenait pas. Alors elle a cherché quoi faire avec sa licence de droit.

—  Tu peux prospecter pour un boulot de juriste dans une boîte, dans les ressources humaines aussi, ou tenter un concours de la fonction publique, avait proposé Julie, son amie de toujours. Enseignante, secrétaire administrative, flic...

—  Instit, c'est bien, avait concédé Ana, comme si la liste était exhaustive.

Et c'est ainsi qu'elle avait passé le concours en candidat libre, lors de la première année d'école de Nat.  Au parc, alors que sa fille glissait sur le toboggan ou mangeait du sable, elle relisait les fiches qu'elle avait rédigées la veille. Elle passait les siestes de l'enfant à travailler sur des sujets blancs, potassait l'œuvre de Maria Montessori, Philippe Meirieu ou Alain Bentolila le soir quand tout le monde dormait. Elle avait travaillé d'arrache-pied, et obtenu son sésame du premier coup, au nez et à la barbe de ceux qui avaient suivi une formation en école spécialisée. Ça lui avait valu des remarques aigres de ses parents, une histoire sans intérêt de potentiel gâché, mais elle s'en fichait, elle avait les deux plus belles choses au monde. Sa fille et son diplôme de professeur des écoles.

Colin Maillard et chat perchéWhere stories live. Discover now