Chapitre 39

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Routine. Thomas se lève vers huit heures, comme son coloc de chambre, Lorenzo. Il se rase, s'habille. Ça lui prend du temps mais il peut le faire seul, contrairement à son copain, paraplégique, qui doit être aidé par un aide-soignant. Ensuite, ils descendent prendre leur petit déjeuner dans la salle commune. Quand il a bien dormi, il tente les escaliers. Pour le moment, c'est ce qu'il y a de plus dur pour lui, coordonner ses mouvements avec les béquilles pour descendre les marches. Sinon, il prend l'ascenseur avec Lorenzo. Thé noir, tartines, jus d'orange, yaourt nature. A sa table, il y a Lorenzo bien sûr, trentenaire comme lui,  accidenté de la route, Carmine, amputé de la jambe droite, et Fabio, victime d'un AVC qui l'a laissé partiellement hémiplégique. Fabio est nouveau, il a remplacé Ignazio, vertèbres fracturées en sautant d'un pont dans une rivière pas assez profonde. Il y a un turn over permanent, certains sont là depuis plusieurs mois, d'autres arrivent chaque jour et remplacent ceux qui ont la chance de pouvoir enfin rentrer chez eux avec leur proches, ou ceux pour qui il n'y a plus rien à faire. Thomas ne sait pas quand il pourra rentrer chez lui. Tant que la jambe est plâtrée, on ne sait pas dans quel état est le muscle et les médecins refusent de se prononcer. C'est assez horrible, de ne pas pouvoir compter les jours, de n'avoir aucune idée de savoir s'il lui reste trois semaines ou trois mois à tirer. Les progrès sont infimes. Il a déjà compris qu'il ne pourra plus certainement plus courir, sauter, ni marcher sans canne. Evidemment, il aurait pu mourir, ou finir dans un fauteuil comme Lorenzo qui ne remarchera jamais, mais les jours de moral en berne, il a du mal à relativiser. Les séances commencent à neuf heures, dans un ordre variable selon les jours. Entretiens neuro-cognitifs, kiné, massage, étirements, kiné, groupe de parole ou rendez-vous individuel avec une psychologue, kiné encore et encore, alternances de bienfaits et de tortures. La rééducation l'épuise, physiquement, et psychologiquement. Devant les autres, il garde son sourire, sa bonne humeur et son esprit mêlé d'humour noir, mais au fond, le meilleur moment de la journée, c'est peut-être quand il se glisse dans son lit, quand la lumière s'éteint et qu'il s'engouffre dans le sommeil. Non, ça, c'est le second meilleur moment de la journée. Le plus beau, c'est quand il aperçoit les yeux gris de Lou, qui l'attend sur un banc du parc du centre, ou dans la salle commune. Elle vient tous les jours, à l'exception des quelques fois qu'elle a dû se rendre en Calabre, où son père a été arrêté, pour les besoins de l'instruction. Il a reçu pas mal de visites aussi, ses sœurs, la famille de Louise, les amis. Tout un tas de personnes qui regardent le plâtre qu'il traîne comme son boulet, l'air navré. Qui lui demandent comment ça va, en espérant très fort que ça ira, qu'ils n'auront pas à prononcer ces paroles banales, t'inquiète, avec le temps ça ira mieux. Et puis il y a celles qui pleurent. Emma, sa petite sœur, la benjamine, ou Capucine, amie du couple. C'est lui qui les console, c'est pire encore. Et puis chaque visite lui donne encore plus l'impression d'être en prison. Il est enfermé, incapable de sortir, on vient le voir pour lui faire passer le temps. Et pourtant, malgré tout cela, il aime bien recevoir du monde, parce que c'est la seule chose qui le distrait ici, qui bouleverse un peu la monotonie de ses journées. Et voir ses proches franchir mille cinq cent kilomètres pour être présents quelques heures avec lui, c'est quand même un beau témoignage d'amitié.

Concentrato, Tomaso ! râle Cossimo, un de ses kinés, comme à chaque fois qu'il s'évade dans ses pensées.

Scusate.

Quinze heures trente, encore une demi-heure, et il aura mérité sa récompense. Le sourire de son seul vrai soleil ici.

En arrivant dans la salle commune, Tom cherche sa fiancée du regard. En général, elle l'attend sur l'un des fauteuils, un peu à l'écart, en bouquinant. Mais il ne la voit pas aujourd'hui. Elle n'est pas sur son siège habituel, ni devant la télé, ni en train de bavarder avec l'un des pensionnaires, maintenant qu'elle maîtrise parfaitement l'italien. En bougonnant, Thomas vérifie une nouvelle fois son téléphone, au cas où elle l'aurait averti qu'elle l'attendait à l'extérieur, mais il n'y a aucun message. Il balaie une dernière fois la salle des yeux, avant de tourner les talons, et c'est là qu'il le voit. L'homme se lève avec un sourire, s'avance vers lui. Colin, son ami, est là.

Il s'avance vers lui, les hommes se dévisagent un instant. Le regard de Colin passe sur tout le corps de Tom. Son plâtre, les mains crispées sur les béquilles, les traits tirés par la fatigue, puis brusquement, il le serre contre lui, comme un frère.

Le jardin du centre est peuplé de cyprès et de pins parasols, il n'y a pas d'arbres à feuilles caduques, pas de tapis roux au sol, ce qui renforce encore l'impression qu'ici, le temps s'arrête. Avec la douceur des températures, on n'aurait pas l'impression que l'automne est bien avancé. Colin et Thomas marchent jusqu'à un banc, où le second s'effondre plus qu'il ne s'assoit. Colin ne lui demande pas comment il va, il le sait, il le voit. Il dit :

— Raconte-moi.

— Quoi, qu'est-ce que tu veux que je te raconte ?

— Ce que tu veux. L'agression, le réveil, les journées ici, ce qui t'inquiète pour l'avenir. Ce que tu veux.

— T'en fais pas, j'ai déjà une psy, plaisante Tom.

Mais Colin ne rit pas à la boutade. Il sourit simplement au jeune homme. Alors, brutalement, le masque tombe. Thomas se confie. Il livre tout ce qu'il a sur le cœur, tout ce qu'il garde habituellement pour lui. Ses souffrances, ses peurs, ses peines, mais pas de regrets, car malgré tout, s'il pouvait réécrire le passé, il agirait de la même manière, parce que l'idée de laisser Louise seule pour affronter son père, c'est bien pire que ce qui lui est arrivé. Il parle, comme à sa psy, mais c'est quand même mieux en français, et à un ami, surtout un spécialiste de la résilience. Colin est celui dont il avait besoin auprès de lui.

Le soleil se couche quand Louise apparait dans le parc. Elle s'avance doucement vers eux et, dès qu'il la voit, il se lève, aussi vite qu'il le peut, maladroit sur ses béquilles. Lorsqu'elle arrive à leur hauteur, Tom lâche une béquille et pose sa main gauche sur sa joue, l'embrasse passionnément. Colin détourne les yeux. C'est beau mais ça lui fait mal. Mais il l'entend quand même murmurer à l'oreille de Lou :

— Merci, mon amour, merci pour ce beau cadeau.

La fraîcheur arrive avec le crépuscule, et les trois amis rentrent se réchauffer à l'intérieur. Le centre dispose d'une grande salle avec cafétéria attenante pour que les pensionnaires puissent recevoir famille et amis tranquillement.

— Un café ? propose Louise à Colin.

— Avec plaisir.

— Voilà quelque chose que vous avez en commun, café à toute heure, sourit Tom. Je veux bien un jus de fruit, Babe.

La jeune femme dépose un baiser léger sur les lèvres de son amoureux et s'éloigne pour aller chercher les boissons sous le regard tendre du jeune homme. Colin observe attentivement la scène. Il y a, dans les yeux de Thomas de l'admiration, un amour infini. En sa présence, Louise n'est plus la même qu'hier soir. C'est comme si les larmes, les confidences autour de la pizza n'avaient jamais existé. Elle a laissé la faiblesse de la veille dans son appartement, et n'est plus qu'écoute, sourire et douceur pour son fiancé.  Ils s'en sortiront. Blessés, écornés, peut-être mais plus forts ensemble. Colin est ému de les voir si amoureux, si soudés malgré les épreuves.

***

Colin passe six jours à Salerno, Louise a préparé un programme dense. Lever à l'aube, visites de Naples, Pompei, Sorrente et Amalfi, avec une pause pizza al taglio ou panino à emporter –les finances étant au plus bas pour les deux- et chaque jour, dans l'après-midi, deux ou trois heures au centre Santa Catarina avec Thomas. Durant son séjour il aura appris à mieux connaître Lou, et Thomas aussi. Ça n'a pas été facile de lui dire au revoir. Il avait l'impression d'abandonner le jeune couple à son sort, et même si Tom cachait, comme toujours, sa détresse derrière son humour, il a vu combien il était touché par son départ. « On se voit en France à ton retour », lui a-t-il dit en tapotant son dos alors qu'il enlaçait son ami. Pas de « ça va passer vite », pas de « tout ira bien ». Pas de fausses promesses entre eux.  Louise l'a accompagné à l'aéroport le lendemain matin. Il a bien tenté de la dissuader, mais elle a eu ce sourire désabusé, qu'elle s'autorise quand Tom n'est pas dans les parages.

— De toute façon, je n'ai rien à faire de mes journées, ça me fait plaisir de venir avec toi.

Plus de larmes dans ses yeux. Comme son amour, Louise est reboostée par la visite de Colin. Et dans cinq jours, son frère Nicolas et sa belle-sœur arriveront avec leur fils. Les projets, c'est ce qui fait que la vie continue.

Colin Maillard et chat perchéOnde histórias criam vida. Descubra agora