Chapitre 46

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Émilie déteste le mois de novembre. Il fait froid, humide, les jours sont trop courts, et pas encore d'illuminations de Noël pour mettre un peu de baume au cœur. La semaine a été longue, compliquée. A peine remise de son angine, pour laquelle elle n'a pas pris d'arrêt maladie,  elle a enchaîné avec trois rendez-vous parents, une conférence pédagogique le mercredi et le conseil d'école ce soir, sans compter ses deux jours de service dans la cour. Alors, en rentrant ce vendredi soir, elle n'aspire qu'à une chose, prendre un bain, enfiler son pyjama en pilou et passer une soirée devant la télévision, avec un plateau repas, mais sans ordinateur ni cahiers à corriger.

Pierre a récupéré Basile chez la nounou, il l'a douché et fait manger, quand Émilie arrive, elle n'a plus qu'à lui raconter l'histoire et l'embrasser. Elle a toujours un peu mal au cœur quand elle voit si peu son fils, mais elle n'est pas fâchée d'avoir un peu de calme en rentrant.

Et pourtant, ça ne doit pas être sa semaine, car à peine laisse-t-elle ses yeux se fermer devant la série de M6 qu'ils entendent un petit bruit.

— On frappe à la porte, non ?

— Ça m'étonnerait, il est presque vingt-deux heures.

Mais à nouveau, le petit bruit se fait entendre.

— Je vais voir, fait Pierre en se levant. Et, quelques secondes plus tard : Euh... Em, tu peux venir un instant ?

En soupirant, Émilie repousse la grosse couverture moelleuse sous laquelle elle aurait bien commencé sa nuit, et rejoint son mari.

Dans l'encadrement de la porte se tiennent Lilian et Mathéo, serrés l'un contre l'autre, trempés et tremblants, le regard apeuré.

— Mais qu'est-ce que vous faites ici ? s'exclame Émilie en se précipitant vers les deux frères.

Elle les entraîne à l'intérieur, à l'abri de la pluie, stupéfaite de trouver ces deux élèves dans son entrée.

Lilian, l'aîné, au CE2 dans la classe de Sandra cette année et ancien élève d'Emilie, coule un regard vers le plus jeune, pour faire comprendre qu'il ne veut pas parler devant lui.

— Pierre, peux-tu emmener Mathéo avec toi dans le salon, s'il te plaît, il a besoin de se reposer. Mets-lui un petit dessin animé. Viens Lilian, on va dans la cuisine.

Émilie prépare un chocolat chaud à l'enfant, qui, juché sur un des hauts tabourets, réchauffe ses mains gelées sur la tasse, les yeux baissés.

— Lilian... Il faut que tu m'expliques ce que tu fais ici, chez moi, à cette heure-ci...

— Je... je ne savais pas où aller.

Encouragé par Émilie, Lilian raconte. Comme beaucoup d'élèves, il connaît la maison de la maîtresse, située dans la rue principale de la petite commune où ils vont l'école. Ils la voient le matin partir pour l'école avec son lourd panier chargé de cahiers et le petit Basile qui lui donne la main. Ils la voient parfois dans son jardin, tailler les rosiers, boire un verre avec son mari, ou se garer devant chez elle en rentrant de courses.

Alors, quand il a dû partir de chez lui pour mettre son frère en sécurité, il a tout de suite pensé à elle, sa maîtresse chérie de CP.

— Pour le mettre en sécurité ? répète Émilie, très doucement.

— Je savais que si je partais tout seul, notre père lui ferait du mal, à lui.

Durant près d'une heure, Émilie écoute, sans oser l'interrompre, son ancien élève lui raconter les sévices et tortures psychologiques subies au quotidien. Punitions de repas, nuits passées debout au coin, interdiction d'aller aux toilettes, menaces, moqueries, salissures permanentes. Émilie avait toujours pensé que maltraiter un enfant, c'était de le battre, mais ici, ça va beaucoup plus loin que cela. Privation des besoins les plus élémentaires, y compris la tendresse et la sécurité. Pas de marques physiques, mais, à l'âme, des blessures irréparables.

Colin Maillard et chat perchéWhere stories live. Discover now