14. Confidences

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Le repas terminé, une douce torpeur les gagna, dans laquelle Arthur ne vit rien d'anormal. Il aurait bien arrosé la fin du festin d'une coupe de vin mais il n'y avait que de l'eau. Il était de toute façon plus prudent de ne pas troubler leurs sens d'un breuvage aux effets imprévisibles, alors qu'ils demeuraient prisonniers de l'antre d'une magicienne.

Hector les débarrassa puis revint s'allonger à sa gauche.

— Parle-moi de l'endroit d'où tu viens, Arthur, proposa-t-il.

Appuyé sur un coude, il le fixait de ses yeux noirs où il semblait si aisé de se perdre.

Arthur obtempéra. Il lui raconta son improbable ascendance, fruit des amours d'un roi et de la femme d'un autre, son enfance chahutée, le tournoi et l'épée dans la pierre, qu'il avait voulu dégager pour son frère adoptif, le destin qui lui avait échu par ce geste accidentel et qu'il avait embrassé sans regarder en arrière. Tout en déroulant son histoire, il prit conscience, avec plus d'acuité que jamais, qu'il était monté sur le trône par des voies détournées, fils d'un chef de guerre qu'il n'avait jamais rencontré, victime d'un sang prestigieux.

Victime. Je suis un élu, pas une victime.

Évidemment, nombre de nobles s'étaient opposés au couronnement d'un bâtard et il lui avait fallu lutter pour conserver ce que l'épée lui avait conféré. Merlin l'avait soutenu, et le poids d'une prophétie, des chevaliers admirables, des combats et des quêtes, Gauvain, Lancelot, Perceval, d'autres encore, la création de la Table Ronde, le départ pour la Quête du Graal. Puis les derniers mois, de solitude et de silence. Il réalisa trop tard qu'il n'avait pas mentionné Guenièvre.

— Quelle histoire, murmura Hector. Je t'aurais donné à peine plus de vingt ans, mais tu dois en avoir au moins quarante, pour avoir vécu pareilles aventures. Tu es clairement béni des dieux.

Ces paroles laissèrent Arthur interdit. La chronologie des dernières années lui apparaissait floue. S'il était capable d'évoquer les faits marquants, les duels et les rencontres, parfois dans des détails stupéfiants, il peinait à se souvenir d'instants plus quotidiens, conversations, promenades, moments de relâche. Sans doute était-ce normal, d'avoir l'esprit braqué sur l'essentiel, et de laisser le trivial s'évaporer.

— Et toi ? interrogea-t-il son compagnon, par saine curiosité mais aussi désir d'échapper à ses propres ruminations.

Ce qui lui raconta alors Hector était tellement invraisemblable qu'il en oublia complètement ses soucis. Le Troyen s'anima rapidement dans son récit, le teintant d'ironie et de sarcasme, exprimant son amour comme son mépris. Il expliqua à Arthur comment son abruti de cadet avait ravi l'épouse d'un roi grec et provoqué une guerre, sous la houlette de la déesse de l'Amour. Comment sa cité était assiégée depuis des années par une armée gigantesque. Il lui parla de son devoir d'héritier, de fils, de frère, l'effet du conflit sur sa famille, et, bien sûr, d'une prophétie. Il cita un nombre invraisemblable de contrées, de guerriers, de dieux, de son bord et de la faction ennemie, oscillant entre respect et fureur. Arthur retint les noms d'Agamemnon, d'Achille, de Ménélas, l'époux trahi, d'Ulysse, préféra pieusement chasser les dieux païens de son esprit. Hector ne mentionna rien d'avant la guerre, comme si toute sa vie se résumait à ces dernières années et à cet instant de son parcours. Le roi breton perçut la fatalité, dans ses paroles. Hector n'avait pas d'autre horizon que ce siège. Et sa prophétie y était circonscrite : Troie tomberait s'il mourrait. Arthur était le roi attendu, le protecteur éternel, porté par la promesse de jours meilleurs, d'une victoire, de la lumière. Hector portait déjà la mort sur ses épaules, le futur de toute une cité, un pays, une civilisation lié à son unique personne.

Un miracle qu'il garde la tête haute.

— Je comprends pourquoi tu dois rentrer, offrit Arthur.

Hector lui adressa un sourire en coin.

— Ah oui ?

— Ta cité dépend de toi.

— Oui. Mais tant que je suis vivant, elle ne tombe pas.

Le jeune roi écarquilla les yeux de surprise, comprenant le sous-entendu.

— Tu songes à... rester ici ?

Hector haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Cela me semble... trop facile. Il doit y avoir un piège quelque part. Peut-être qu'avoir disparu, c'est la même chose que d'être mort. Je n'en sais rien. Je veux croire que ce ne sont pas ces quelques heures qui auront précipité la chute de Troie. Même si je suis le général de nos troupes, il y a d'autres hommes capables sur nos remparts. Mon père, mes frères... Je dois en appeler aux dieux, leur poser la question. Apollon saura, il verra l'avenir. Mais si mon... exil... permet la survie de ma patrie... Alors je resterai ici, oui.

Fasciné par le récit du Troyen, Arthur s'était assis en tailleur sur le lit. Il prit brusquement conscience de cette position indigne et tenta de retrouver une attitude à la mesure de son rang. Mais à moitié nu, sur un couvre-lit bariolé, dans une chambrette étrange, ses options semblaient limitées. Hector l'observa avec un demi-sourire tandis qu'il se réfugiait sous la couverture.

— Ta nation semble avoir un rapport curieux avec le corps, remarqua Hector. Il n'y a pourtant rien dont tu devrais avoir honte. Bien au contraire.

Arthur rougit. Le prince barbare n'avait pas bougé, parfaitement à l'aise en dépit de l'exposition complète de son anatomie. Un spectacle d'une indécence absolue, malgré son indéniable beauté. Le roi l'envia autant qu'il était choqué par l'étalage de sa peau ambrée.

— Certaines choses doivent rester... privées, se défendit-il. Elles... offensent... la bienséance.

Hector fronça les sourcils, Arthur craignit de l'avoir insulté.

— Et puis il fait froid, chez moi ! ajouta-t-il.

Le Troyen rit de bon coeur.

— Autres lieux, autres moeurs, remarqua-t-il, apaisant.

Il glissa hors du lit et alla ramasser la couverture que leur hôtesse lui avait fournie plus tôt, avec laquelle il se fit une sorte de toge, nouée à l'épaule, qui dissimulait son torse et son ventre.

— Arthur, je ne veux certainement pas t'offenser.

Son ton, légèrement moqueur, semblait dire le contraire. Arthur devina que ses joues s'empourpraient davantage, effaçant ses dernières taches de rousseur. Ils demeurèrent silencieux quelques secondes, durant lesquelles les prunelles nuit d'Hector ne le lâchèrent pas, comme si elles cherchaient à creuser tout au fond de lui. Quelque chose se crispa dans son ventre et il réprima un frisson. Puis l'expression du Troyen se modifia, s'adoucit, avant de retrouver un sérieux parfait, le visage de l'autorité, de la certitude.

— Mais même si je décide de rester ici, je t'aiderai à rentrer chez toi, Arthur. Je t'en fais le serment.

Le jeune roi hocha la tête, hypnotisé.

— Merci.

Hector esquissa un geste dans sa direction, le rattrapa in extremis, puis se leva et se dirigea vers l'armoire protectrice.

— Allons interroger notre geôlière. Nous devons en savoir plus sur notre prison avant de pouvoir nous en évader. 

Les Héros de Rien (en cours)Where stories live. Discover now