24. Errant

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Ils roulaient à nouveau dans la ville. Hector reposait, sa grande carcasse repliée dans une position improbable, sur le siège arrière, la tête sur les genoux d'Arthur. Leo avait proposé au souverain de s'installer à l'avant mais il avait refusé. À présent, il contenait une envie de hurler en observant tantôt l'extérieur, tantôt le visage tranquille de son compagnon. Il s'empêchait de le toucher, se demandait s'il errait dans des rêves doux, à l'abri du chaos qui régnait à l'extérieur.

— Si tu veux, tu peux me déposer, proposa Leo. Juste moi et Hector. Repartir avec Arthur. Pas sûre que ça réglera tous tes problèmes, mais au moins, comme ça, tu peux t'en sortir.

— Je reste avec Hector, s'exclama Arthur, depuis le siège arrière.

— Et je veux m'assurer qu'il ne se contente pas de le disséquer, ajouta Nina.

Leo haussa les épaules.

— Tu sais que Max va tout lui dire, Nina, hein ? poursuivit-elle. Absolument tout.

— Je sais.

— Dans ce cas, ma foi...

Ils sombrèrent à nouveau dans le silence. Nina finit par appuyer sur un cercle devant elle, et de la musique les environna, surgie de partout. Arthur sursauta, à la recherche des artistes invisibles.

Magie, à nouveau.

La voix d'une chanteuse, cristalline, s'ajouta aux instruments, depuis un endroit indéterminé, sur la gauche.

— C'est un enregistrement, expliqua Nina. D'un groupe. Ils ont joué, autrefois, et on a... conservé la musique, pour pouvoir l'écouter quand on veut.

Arthur opina du chef sans vraiment comprendre. Mais ce n'était qu'un prodige de plus, il pouvait l'encaisser. La mélodie se déroulait, aérienne, d'une finesse remarquable, et même s'il ne comprenait pas les paroles, il s'y livra. Son esprit dériva au gré des notes, l'entraînant peu à peu vers une torpeur agréable. Contrecoup des dernières heures, des derniers jours. Ce cocon tiède paraissait protégé, un bon endroit pour baisser sa garde, un instant.

Il réalisa qu'il avait posé la main dans les cheveux d'Hector, la retira vivement, comme brûlé, puis s'y abandonna à nouveau. Il ne voulait pas avoir honte. Et peut-être que, dans son sommeil surnaturel, le prince troyen pourrait percevoir sa présence et son désir de l'aider. Même lorsqu'il réalisa que Leo l'observait pas l'intermédiaire d'un miroir placé à l'avant du véhicule, il persévéra. Elle ne dit rien mais se détourna quand elle croisa son regard.

Ils cheminèrent encore un long moment, bercés par la musique, alors que le crépuscule gagnait peu à peu la cité interminable. Arthur n'avait pas vu le temps filer. Nina lui suggéra de manger une fois, deux fois, dix, mais il se sentait toujours incapable d'avaler quoi que ce soit. Elle finit par renoncer, il finit par s'assoupir, défait et épuisé.


Il émergea alors que la voiture s'était arrêtée. Il faisait nuit. À l'extérieur, on distinguait des lueurs éparses mais surtout les ténèbres. Leo avait disparu. Arthur étira sa carcasse ankylosée. Il se sentait broyé de l'intérieur.

— Tout va bien. On cherche notre chemin, murmura Nina dans la pénombre.

Le jeune roi posa la main sur le visage d'Hector, toujours tiède, mais lui trouva les traits creusés.

— Il faudrait essayer de le faire boire. Il est en train de se déshydrater. Si tu le redresses...

Arthur s'exécuta avec peine dans cet environnement confiné. Le Troyen pesait son poids et son inertie le rendait peu mobile. Il parvint à le caler vaille que vaille contre son torse. Nina était sortie de la voiture et elle le rejoignit à l'arrière. Ensemble, ils tentèrent de glisser de l'eau entre les lèvres du prince. Une grande quantité du liquide lui dégoulina sur les joues, mais il en déglutit une partie, à leur soulagement manifeste à tous les deux. Arthur se sentit réchauffé de contempler l'émotion de Nina de plus près. Elle ressemblait à Morgane, mais jamais il n'avait vu une once de compassion sur le visage grimaçant de sa demi-soeur.

Elle épongea la bouche d'Hector d'un bout de manche puis poussa un profond soupir.

— Arthur.

Sa voix s'était chargée d'une gravité qui le crispa instantanément.

— Quoi qu'il advienne... Je veux que tu saches... que je suis désolée. Pour tout.

Elle nicha son visage entre ses paumes.

— Peut-être que je devrais t'expliquer les choses... avant que Max ne le fasse. Mais je ne sais même pas par où commencer.

Elle esquissa des gestes flous, puis appuya le poing contre sa bouche. Arthur sentait le sang siffler dans ses oreilles. Il n'était pas certain qu'il avait envie d'entendre la suite. Il la pressentait abominable.

— Tu es né pour te battre, murmura-t-elle finalement. Et ton existence... aurait dû se terminer dans le sang. Moi... je devais juste... participer à ton histoire... la rendre... passionnante et héroïque. Pour qu'elle plaise... ah je m'embrouille... La vérité, c'est que... même si tu n'avais pas rencontré Hector dans les couloirs, tôt ou tard, tu aurais été tué. La Bretagne, telle que tu la perçois... La Quête du Graal... La Table Ronde... Tu n'aurais plus jamais rien retrouvé de tout ça. Parce que... elles n'existent que dans ta mémoire.

Il secoua la tête.

— J'ai connu ces choses... Je me souviens...

— Sais-tu exactement comment on fait la différence entre les souvenirs et les rêves ? Ce qui est passé... est passé. Ce dont tu te rappelles n'a peut-être jamais existé. Ça ne se déroule que dans ton esprit.

Le jeune roi frissonna puis leva sa chemise, exposant son bleu.

— Je me suis fait cette meurtrissure en chutant face à un taureau maléfique. Je ne l'ai pas rêvé.

— Non. Certaines choses se sont réellement produites. Une poignée de combats solitaires.

— Je ne comprends pas.

— Je sais. Oh, Arthur, je sais. Et si tu comprenais... Ce serait sans doute pire. Je ne voulais rien t'infliger de tout ça. J'aurais dû te laisser... vivre... en roi de Bretagne... le temps qu'il te restait.

Elle secoua la tête, croisa les bras et s'adossa au portillon derrière elle, front contre ses genoux relevés. Ses épaules tressautèrent et Arthur réalisa qu'elle pleurait. Décontenancé, il l'observa tandis qu'elle sanglotait, puis finit par étendre une main, qu'il posa sur sa jambe. Elle releva ses yeux noyés.

— Vous avez voulu bien faire, offrit-il.

Ses larmes redoublèrent.

— Tu as toujours été si noble, si gentil, et... tout ça pour ça. Nous sommes des monstres. Pas toi, Arthur. Pas toi, bien sûr, quoi qu'on puisse en penser.

Ses paroles n'avaient plus aucun sens mais Arthur voulait l'apaiser. Sa détresse irradiait dans l'habitacle, comme une brume suffocante. Parce qu'elle disait la vérité, qu'il était concerné, qu'elle parlait d'un désastre qu'il ne mesurait pas.

Elle attrapa sa main et la serra doucement.

— Tu vas devoir être fort, souffla-t-elle. Plus fort que tu ne l'as jamais été, même dans tes souvenirs les plus rudes.

Le portillon avant droit s'ouvrit et Leo surgit.

— On a rendez-vous. Faut qu'on se magne.

Elle réalisa seulement que Nina avait changé de place et elle haussa les sourcils.

— J'interromps un truc important.

Mais Nina quittait déjà le siège arrière. Quelques secondes plus tard, elle reparut derrière la roue qui dirigeait l'engin et celui-ci se mit à bourdonner. Dans les oreilles d'Arthur, son exhortation continuait à résonner.

— Par où ?

— Remonte la rivière, premier pont à gauche, ensuite je te guiderai.

La voiture prit de la vitesse. Assis, décontenancé, Hector tout contre lui, Arthur ne put que carrer les épaules et rassembler son courage.

Le moment était venu de prouver de quelle étoffe il était fait.

Arthur Pendragon, le Haut Roi de Bretagne.

Rassembler ses forces.

Contre quoi, au juste ?

Les Héros de Rien (en cours)Where stories live. Discover now