42. La Belle au Bois Dormant

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Hector s'était éveillé bien avant de pouvoir bouger. En bon stratège, rompu aux pièges et à la traîtrise des héros comme des dieux, il était resté vigilant, tranquille, à l'affût d'indispensables repères. Il avait écouté les murmures, le ballet des pas, les respirations, les soupirs, les paroles échangées.

Charabia, imprécations, magie, langage codé, ordinaire des gens de ce lieu.

Il les avait comptés, d'abord à leurs voix, ensuite à leur souffle et leurs mouvements, avait retenu quelques noms, les émotions sous-jacentes. Beaucoup de curiosité, peu d'hostilité mais peu de réelle bienveillance, aussi. Ces inconnus – ravisseurs, guérisseurs – travaillaient à son éveil, mais pour le miracle, pas pour son propre salut. Personne ne le pressait de s'éveiller, ne gémissait sur son silence ou ne pleurait son trépas. Sa simple présence semblait leur suffire, sans drame, ni inquiétude. Ils n'attendaient rien de sa part, aucun acte héroïque, ne mentionnaient jamais Troie, jamais l'armée grecque massée sur sous les remparts, jamais le destin d'un monde et la volonté des Dieux.

Car, Hector l'avait compris, rien de tout cela n'existait ici. Nina les avait arrachés à leur trame et celle-ci se déroulait désormais en un endroit inaccessible. Il en ressentait un mélange de mélancolie et de soulagement, une impression de fatalité, aussi, comme s'il avait toujours su que sa disparition était possible, comme s'il avait toujours su qu'il pouvait – allait – mourir. Quelle était la différence, en somme ? Il avait été oblitéré d'un monde et en arpentait désormais un autre. Comme prévu, même si cet endroit n'avait rien des Champs Elysées qu'on lui avait promis.

Le prince troyen avait assimilé l'improbable mais le cadre le déstabilisait. Il s'était attendu à retrouver le temple où Arthur et lui s'étaient réfugiés au bout de leur quête, et même sans pouvoir ouvrir les yeux, il devinait qu'il en était loin. Quelque chose s'était produit, quelque chose d'insaisissable. Les étrangers ne parlaient d'ailleurs jamais du jeune roi. Hector voulait croire qu'il reposait lui aussi, immobile et muet, à quelques mètres, mais il sentait qu'il n'en était rien. Il aurait perçu son odeur, reconnu le sifflement tranquille de sa respiration. Or il faisait froid et vide.

Peut-être, en ces lieux, Arthur n'existait-il pas, lui non plus.

Il entendait, reniflait des effluves inconnus, mais ne pouvait rien de plus. Ni desserrer les paupières, ni remuer le petit doigt, ni chasser les mains qui le palpaient par moments et dont il ne percevait qu'un infime frôlement, atténué, distant. Son corps lui avait été ravi et, pour l'heure, il n'avait aucune idée de comment en récupérer le contrôle. Il devait subir l'indignité de sa complète inertie.

Autrefois, prier les Dieux aurait été sa première impulsion, quand il arpentait encore les rues de Troie, entouré de ses officiers. Apollon, après tout, présidait à la guérison des corps et des âmes. Mais même alors, Hector n'avait pas été le plus pieux des hommes. Pour chaque dieu loué, un autre se vexait, à chaque prodige répondait un maléfice, les conflits entre divinités, souvent incompréhensibles, rendaient le monde imprévisible et incontrôlable. Troie risquait la destruction à cause d'une querelle absurde entre déesses. Des milliers de morts, déjà. Et des hommes, des soldats, des rois, se menaient une guerre cruelle, aveuglés, enferrés dans leurs principes et leurs loyautés, alors que sur l'Olympe, on buvait de l'hydromel.

Par comparaison, un monde sans dieux lui paraissait une très nette amélioration.

Son esprit dériva néanmoins sur la famille qu'il avait abandonnée derrière lui, qu'il avait juré de protéger, sur son honneur, sur sa vie. Son épouse Andromaque, Astyanax, leur fils. Hécube et Priam, ses parents. Cet abruti de Pâris. Cassandre.

Évoquer sa soeur le troubla soudain, car il songea à Nina, et au chaos des derniers jours. En revint à Arthur. Se lamenter sur ce qui était désormais hors de portée ne menait à rien, mais la prison de sa chair l'entraînait sur des chemins dangereux. Il fallait qu'il puisse bouger, se lever et... et quoi, en somme ?

Il trouverait.

Le temps lui parut long, incertain, il oscilla entre veille et sommeil, sans pouvoir parfaitement les différencier. Autour de lui, les ombres dansaient, imprécises, et murmuraient leurs incantations obscures. Promesses de délivrance ou bribes de malédiction.

Puis, Dame Dackitt, la dryade, vint lui rendre visite et sa simple présence l'emplit d'une sérénité nouvelle. Jusque-là, il n'avait eu aucune certitude d'être resté dans le monde où l'avait mené Nina. Il pouvait en exister dix, cent, mille, mais la fée verte le ramenait dans une réalité presque tangible. Celle de Witch l'esprit invisible, des chars sans chevaux, des tours immenses et innombrables. De Nina. D'Arthur.

Y puiser du réconfort était sans doute un peu ridicule, mais certaines personnes ont ce pouvoir imprévu, même auprès des généraux qui tiennent le destin d'une cité entre leurs mains. Pourquoi s'en priver, après tout ? Un peu de chaleur au coeur de la tempête.

Si Dame Dackitt lui prit la main, le gifla ou lui pinça le bras, Hector ne sentit absolument rien. Il l'entendit cependant parfaitement lorsqu'elle lui glissa à l'oreille, d'un ton acide :

— Tu ne voudrais pas bouger ton cul, des fois ?

J'aimerais beaucoup, songea-t-il.

Elle repartit déçue et il retourna dans son dédale intérieur, sans porte de sortie.

Les Héros de Rien (en cours)Where stories live. Discover now