2 - Chroniques | 1914

32 8 3
                                    

TW 2, TW 3

***

Le quais de la gare grouille de monde, de cheminots, de femmes, d'enfants et de soldats. Les hommes tentent de rester dignes, il faut bien laisser aux épouses le soin de pleurer et garder la face devant l'épreuve. Mon amante est une jeune femme toute mince avec une grande jupe grise évasée et un manteau assorti. Contrairement à d'autres, elles n'est pas noyée de tristesse, ne s'évanouit pas d'inquiétude. Une seule larme coule sur sa joue. Elle fixe le train.

Mon équipement ne pèse rien sur ma peau, mais la quitter pèse lourd sur mon cœur. Il faut me rendre à l'évidence : je suis salement entiché. Au moins je sais qu'elle l'est aussi.

— Je ne pense pas avoir un jour la chance de vous revoir, me confie-t-elle du bout des lèvres si bien que j'entends à peine sa voix dans la foule effervescente. Mais pouvez-vous me promettre de me rendre visite, comme toutes les nuits ?

— Souhaitez-vous que j'écrive des lettres ? demandé-je poliment tout en sachant très bien que je n'aurais pas tant de temps à perdre en écriture.

— Non, non, murmure-t-elle en enroulant son bras autour du mien comme une petite anguille. Mon père les trouverait. Il veut toujours que j'aille au couvent, vous savez... Si vous êtes loin, c'est sans doute là que j'irai.

Je pousse un long soupir. Ses yeux de biche me dévisagent, elle veut percer mon âme comme j'ai percé la sienne, de me séduire comme je l'ai séduite, elle voudrait me faire ressentir la même attraction. Au fond, je la désire peut-être encore plus qu'elle me désire...

— Permettez que j'embrasse votre main, mademoiselle ?

Elle hoche la tête et je prends sa paume dans la mienne. Mes lèvres froides l'effleurent.

— Vous goûtez toujours aussi bon, lui murmuré-je à l'oreille.

Je pourrais lâcher l'affaire. Lui dire au revoir plus durement. Ce serait peut-être plus facile de m'oublier, parce que c'est ce qu'elle devra faire. Je pourrais m'en faire pour elle plus que pour moi, car après tout, j'ai peu de chance de mourir à la guerre. Mais non, je veux continuer de la rendre tremblante d'amour, c'est plus fort que moi.

Un sifflement annonce le départ du train. Les cheminots guident les soldats vers les entrées et essayent d'empêcher les femmes de se presser sous les fenêtres pour envoyer à leurs maris, leurs frères et leurs pères des baisers de leurs mains. Je monte dans mon compartiment, il y a déjà trois autres soldats avec moi sur les banquettes de velours usé. Je m'installe près de la fenêtre car l'un d'entre eux tourne la tête au quais.

Je vois ma midinette en papier. Elle court vers moi, se presse dans la foule. J'ouvre la fenêtre du train et le brouhaha de la gare envahit la cabine. Un jeune homme, la jambe dans le plâtre, lui propose de la prendre sur ses épaules. Cette petite monture instable s'approche de moi, j'attrape son visage entre mes mains et alors que le train annonce son départ d'un dernier coup de sifflet, j'embrasse à pleine bouche mon amante. Elle essaye de se tenir à moi, vacille, tombe dans la foule. Mon voisin de la banquette d'en face lâche un rire aigrillard et alors que le train entre en mouvement, il lance :

— Bien joué, mon p'tit gars !

Voilà, je suis parti à la guerre.

Le sang dans mes veines est froid. J'ai pris soin de chasser tous les jours ces dernières semaines pour résister au mieux sur le champ de bataille. J'essaye de tuer le moins d'hommes possibles, habituellement j'attends aussi longtemps que je peux avant de retrouver le goût du sang. Mais là, je ne peux pas prendre le risque d'être affaibli. Je ne viens pas défendre la nation, elle ne peut plus rien pour moi. Je ne viens pas sauver des hommes, même si ça risque d'arriver. Je viens, comme toujours, pour observer, voir, glaner des informations, me faire apprécier, et savoir ce qui arrive au front pendant que mon Maître et mes condisciples veillent sur le reste.

Battement 📚🩸Where stories live. Discover now