22 - Chroniques | Gibbeuse décroissante

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Charlotte trépigne d'impatience. Je la regarde comme un con. Un con naïf qui sourit bêtement. De temps en temps, elle croise mon regard et rougit.

Le four glandouille au milieu de la pièce. Il fait nuit. On a mangé une omelette aux poivrons. Et maintenant on attend de sortir la première fournée de notre cohabitation.

— C'est bon, murmuré-je en souriant.

Charlotte se rue à mon côté pour la fameuse ouverture. Un nuage de fumée sort en premier. Elle tousse. Mes créations dorment bien.

— On aura le vrai résultat demain, murmuré-je. Là, il faut aller dormir.

Elle me fait une petite moue d'animal déçu et je sens mon corps fondre. Je suis beaucoup trop sous son charme pour subir ce genre de regards. J'ai du mal à croire qu'il y a quelques heures à peine, elle m'embrassait pour de vrai.

— Chaton, bredouillé-je en lui caressant le menton.

Elle sourit et se soustrait à mon geste. Ça me brise le cœur. Je me demande si elle l'a fait exprès ou juste été inattentive... Mais depuis qu'elle a fermé la librairie, elle se défile sous mes doigts.

— Que... Quelque chose ne va pas ?

Je déglutis juste après avoir osé poser la question. Charlotte s'immobilise.

— Je... je sais pas, répond-elle dans un murmure.

Un bruit retentit au dehors, dans la rue. Je pousse un soupir.

— Montons en discuter, proposé-je en lui tendant la main.

Cette fois, elle l'accepte, et passe devant moi dans les escaliers. Ses doigts sont brûlants... Enfin c'est surtout moi qui suis froid.

— Je... Je ne sais pas si je suis confortable avec le fait que tu dormes dans mon lit, bredouille-t-elle quand on arrive dans son studio.

Je regarde la mezzanine, terrain inaccessible.

— C'est une limite tout à fait normale et honorable, je ne vois pas pourquoi tu aurais dû te sentir prête à dormir avec moi, répondis-je.

Je glousse un peu, sa gêne me fait rire, j'essaye d'y mettre de la tendresse.

— Ton divan a l'air très bien, ajouté-je en voyant son sourire.

— Merci.

— C'est juste... normal. Je n'avais pas l'intention d'imposer ma présence, vraiment. Il y a autre chose ? demandé-je en m'asseyant dans ledit divan.

Charlotte se tient au dossier. Je penche la tête un peu en arrière pour la regarder.

— J'ai peur que tu te fasses des idées, assène-t-elle sur un ton plus dur.

Je hausse un sourcil un peu inquiet. Je me fais des idées ?

— Sur quoi ? demandé-je en hésitant à prendre sa main, mais je me ravise.

Charlotte regarde dans le vide plusieurs secondes avant de me répondre. J'ai le cœur qui bat à cent à l'heure.

— J'aime t'embrasser et j'aimerais continuer mais je ne suis pas prête à ce qu'on aille plus loin pour l'instant.

J'ai peur de m'étouffer avec ma salive.

— Je sais, je suis adulte, c'est bête hein, s'agace-t-elle avant que j'ai eu le temps de répondre. Mais ça reste... Mes premières fois. Je n'ai pas envie de les précipiter.

— Je... ne voudrais jamais que tu te forces à quoi que ce soit, murmuré-je. J'ai envie de t'aimer pour ce que tu es.

Ses yeux me transpercent. J'ai très envie de l'embrasser encore. Elle n'attend pas que je pèse le pour et le contre et se penche sur moi pour laisser nos lèvres se rejoindre, je l'attrape et la renverse dans le divan, elle rit quand je glisse ma tête dans son cou, je ris aussi en gardant son corps tout proche...

Une bonne demi-heure plus tard, l'extinction des feux a eu lieu, elle m'a fait un petit geste de la main avant de disparaître dans la mezzanine et éteindre les lumières. Ça fait de nombreuses minutes que je somnole dans une couverture où son odeur se mêle à celle de sa lessive quand je l'entends descendre très doucement à l'échelle. Je ne bouge pas, je fais mine de dormir. Elle vient me voir, sans doute pour vérifier que j'ai les yeux fermés. Puis elle va s'asseoir à son bureau, son ordinateur fait un rayon de lumière bleue dans la pièce. Ses doigts s'activent sur le clavier. Elle écrit.

Le matin, l'appartement est vraiment inondé de lumière. Quand je me lève, elle est partie chercher les croissants. Je regarde son ordinateur du coin de l'œil. J'ai envie de lire ce qu'elle a écrit hier soir, mais ça ne serait pas très bien. De toute façon, je ne connais pas les codes d'accès...

Je décide de commencer un plat mijoté pour le repas de midi.

Charlotte surgit dans la pièce et s'étale sur la table avec ses croissants.

— Il faut que je change quelque chose dans la boutique, annonce-t-elle l'air de rien.

— Ah ? demandé-je en couvrant le veau marengo.

— Tu verras, sourit-elle.

On mange le croissant, puis je descends dans l'arrière-boutique et Charlotte se poste derrière son comptoir. Je sors les céramiques du four pour les peindre. J'entends la voix étouffée de Charlotte derrière la porte. Accueillir le client, le conseiller, lui annoncer le prix, sortir le sac de papier kraft. Comme tous les jours. Je le sais, ça fait un mois et demi que je traîne là, je connais ces sons par cœur. Je suis concentré sur le tracé de mon pinceau le plus fin, et j'entends un autre bruit, celui des changements de rayons. La clochette de l'entrée, deux personnes qui rient, Charlotte qui porte des livres, mon pinceau trace des pétales de tournesol. Il faudra construire une fausse paroi pour mieux me cacher.

— Eh ! Viens voir, il n'y a personne.

Je pose mon cinquième bol peint. Il m'en reste deux. Je la suis dans la boutique.

— On vendra tes créations là !

Un rayon vide. Juste pour moi. Elle a un grand sourire et guette ma réaction.

— Vraiment ? bredouillé-je.

— Pourquoi pas ? sourit-elle en glissant sa main dans la mienne.

Je la regarde. Mes lèvres ne peuvent pas retenir un sourire mais je sens un goût amer dans ma bouche... Aimer quelqu'un aussi vite et aussi fort me donne le vertige. Quarante-six jours en arrière, je recevais mes trois derniers coups de fouet. Dix-sept mille cinq-cent dix-huit, dix-sept mille cinq-cent dix-neuf, dix-sept mille cinq-cent vingt. Et là, une petite libraire indépendante m'embrasse et me propose de vendre mes pots à côté de ses livres. Elle est la première humaine à m'embrasser en sachant que je suis un vampire. Elle respecte mieux ce que je suis que personne en cent septante-neuf ans d'existence.

— Tu es merveilleuse, murmuré-je en lâchant sa main pour retrouver ma cachette et reprendre avec encore plus d'enthousiasme mes peintures.

Battement 📚🩸Où les histoires vivent. Découvrez maintenant