15 - Le service

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Le lendemain de sa terrible découverte, Charlotte hésite longuement à ouvrir la boutique. Ce n'est pas un jour de fermeture, alors elle s'y sent bien obligée. Elle n'a pas écrit hier soir. Elle a beaucoup pleuré et paniqué. Heureusement, il n'est pas venu dans sa chambre la regarder dormir ou une autre connerie vampirique du genre. Mais malheureusement, il ne passe pas une seule fois à la boutique de la journée. Même Nicholas demande où il est tant il s'est habitué à croiser Gabriel à chacune de ses venues.

Comme tous les jours, il y a peu de clients, et l'essentiel de la journée se fait dans l'attente que quelqu'un pousse la porte. Ça laisse le temps à Charlotte d'anticiper la venue de sa chauve-souris humaine mais également de réfléchir.

Doit-elle le traiter comme un monstre ? Après tout, il ne lui a fait aucun mal, au contraire. Mais peut-être essayait-il ? Et cette attraction qu'elle ressentait pour lui, est-ce que c'était sincère ? Ses tentatives de séduction envers elle, étaient-elles sincères ? Elle a la désagréable sensation que le contrôle de la situation lui a échappé. Elle pensait savoir ce qu'il en était, un pauvre menteur perdu dans son monde, elle était persuadée de diriger les opérations, mais non. Elle était à côté de la plaque.

La première journée de vérité s'écoule sans que rien de neuf ne vienne. Gabriel ne paraît pas, et le soir Charlotte se couche sans écrire, la boule au ventre et les larmes aux yeux, comme la stupide petite personne qu'elle est.

Était-elle amoureuse de lui ? Ou était-elle juste attirée par un pouvoir particulier ? Ou juste séduite par l'idée que quelqu'un soit amoureux d'elle ? Là, elle se sentait amoureuse. Elle se sentait trahie, et on ne souffre pas tant d'être trahie si on n'est pas amoureuse.

Bête. Stupide. Débile. Stupide. Stupide.

Mais alors il ne mentait pas ? Cette réalité est à la fois difficile à avaler et profondément évidente. Il ne lui a jamais menti. Celui qu'elle prenait pour un mythomane profondément dérangé n'a fait qu'omettre le détail de son espèce. C'est elle qui va perdre la raison...

La deuxième journée de vérité s'écoule et toujours rien.

— Des gens bizarres traînent dans le village, lui dit Nicholas le soir. J'espère qu'ils ne cherchent pas Gabriel...

— Pourquoi chercheraient-ils Gabriel ? demande la libraire.

— Mais réfléchis ! répond la petite voix autoritaire. Il était un peu bizarre, il est apparu du jour au lendemain, et là il a disparu tout pareil, et des gens bizarres à la recherche de quelque chose arrivent ! C'est suspect.

— Je te donne trop de livres d'espionnage, se contente de répondre Charlotte.

Mais il vient de lui mettre un doute.

Troisième jour, jour de fermeture de la boutique, où Charlotte peut enfin rester en boule dans son lit et se morfondre en paix. Elle se dit qu'il a peut-être disparu. Qu'elle n'aura peut-être jamais de conclusion à cette histoire. Rien ne l'oblige à revenir... Voilà ce qui arrive. Il est parti. Elle n'aura eu qu'une demi-seconde de vérité après un mois d'apprentissage étrange, et ça la hantera peut-être toute sa vie à présent, alors que lui est juste parti. Les larmes pointent à ses yeux à intervalles réguliers, dès qu'elle pense avoir réussi à calmer son corps, la tristesse revient. Elle peut juste subir ses assauts, allongée dans ses draps sous sa mezzanine.

Jusqu'à ce que quelqu'un active la cloche d'entrée.

La libraire n'a pas envie de voir sa mère, mais elle descend ouvrir quand même.

C'est Gabriel. Il cache son visage derrière les pans de son manteau et la regarde avec des yeux suppliants.

Charlotte ne ressent pas l'attraction surnaturelle habituelle. Elle est juste soulagée de le revoir, contente de le revoir, inquiète de le revoir, tout en même temps. Elle a envie de se remettre à pleurer, de hurler, de rire tout à la fois. À la place elle reste là, pantoise, les yeux rouges et la bouche entrouverte, sa main tremble sur la clinche.

— Je peux rentrer ? demande-t-il.

La jeune femme ouvre sa porte. Gabriel porte un gros carton qui fait un drôle de bruit en bringuebalant. Il le pose sur le comptoir. Charlotte le regarde faire, les bras le long du corps. Elle devrait peut-être s'armer... Mais elle ne sait plus ce qui blesse un vampire. Pourquoi voudrait-elle lui faire mal ? Son cerveau bourdonne.

— Je... T'ai refait un service à thé, annonce juste le garçon.

Et, joignant le geste à la parole, il sort du carton une magnifique théière en céramique. Charlotte reste plusieurs secondes bouche bée.

— J'ai fait 5 tasses, précise-t-il en vérifiant qu'elles sont bien toutes dans la boîte. Si tu en veux plus, je peux en faire d'autres.

— C'est- c'est toi qui as fait ça ?

— J'étais céramiste quand j'étais humain. Je crois... Je ne m'en souviens plus très bien mais, euh... J'avais retenu comment faire, en tous cas.

La libraire s'approche et prend la théière qu'il lui met dans les mains. Elle est juste magnifique : Gabriel a fait des motifs Art Nouveau assortis aux rideaux, et les hanses imitent le bois brut des bibliothèques de la librairie. Chaque tasse a aussi une petite assiette assortie. Charlotte n'a pas les mots. Mais les larmes lui montent aux yeux. Ce cadeau ne fait qu'augmenter son trouble.

— Merci, murmure-t-elle.

— Tu... Tu n'aimes pas ? Désolé, je ne sais pas ce que les gens s'offrent aujourd'hui...

Le vampire bredouille et se gratte les poignets depuis qu'il est entré dans la pièce. La libraire ne peut retenir un gloussement malgré la gravité des émotions qui l'habitent.

— C'est absolument magnifique, merci. Je l'adore. Mais je pense que tu me dois autre chose.

— Quoi donc ? demande Gabriel, soucieux.

Charlotte réfléchit plusieurs longues secondes. Elle passe ses doigts le long des motifs boisés gravés dans la hanse de la tasse qu'elle tient dans les mains.

— Je propose qu'on inaugure ce service, et que j'ai droit à toute la vérité.

Gabriel ne répond rien de particulier, il empoigne juste le carton et se dirige prestement vers l'arrière-boutique.

Battement 📚🩸Where stories live. Discover now