8 - Chroniques | 1865

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TW 3, TW 4, TW 8, TW 9.

***

Je ne me rappelle plus de ma vie humaine. Je n'ai jamais connu de vampire qui s'en souvienne. En revanche, je me souviens de ma naissance.

J'ai commencé à gagner conscience des choses. Conscience de ma propre conscience, déjà. Conscience que j'avais un corps, un peu engourdi d'ailleurs. Conscience que je pouvais bouger. Mon premier mouvement fut d'ouvrir les paupières. Les grandes mains de mon Maître encadraient mon visage. Quelque part, c'était déjà mon Maître. Je ne savais encore rien, seulement la panique de sentir que je n'étais pas censé être là.

— Tu es éveillé, avait murmuré le vieux vampire. Bienvenue parmi nous, mon petit... Promis, nous allons prendre soin de toi.

Voilà les premiers mots que j'ai entendu. J'ai choisi de leur donner le plus de force possible.

La vie au château était compliquée : faire vivre une cinquantaine de vampires, ensemble, dans un espace assez peu reclu, en vérité, mais que tout le monde pensait abandonné, était un véritable enfer logistique. Heureusement, le Maître avait une main de fer. Je l'ai vu faire toutes sortes de choses : frapper des vampires, enfermer des vampires, embrasser des vampires... Mais jamais il nous a toujours traité bien différemment des êtres humains.

J'ai vécu quarante ans dans ce château avec pour seule sortie autorisée le village d'en bas quand j'étais exceptionnellement désigné comme chasseur. Et croyez-moi sur parole : les quarante premières années sont les plus longues. Surtout que je suis longtemps resté le dernier vampire venu, en plus d'être semble-t-il plus distrait et introverti que les autres. Heureusement, un nouveau souffre-douleur est apparu en 1879, et ils m'ont laissé tranquille. Une décennie plus tard, le Maître s'est mis en tête l'idée saugrenue de faire de moi un espion. Rôle que j'ai conservé jusqu'en 1954, l'année où j'ai demandé à revenir quelques temps au château. Pour cause, plus le temps passait, plus je me rendais compte que les horreurs de la guerre humaine m'avaient impacté, et je voulais retrouver le cocon vampirique.

Mais ce sont des histoires pour plus tard. D'abord, le château. Il avait l'inconvénient d'être très vieux, de tomber un peu en ruines. L'avantage, en revanche, de cacher de multiples couloirs et recoins.

Sous le château, il y avait un souterrain. C'est Gontrand qui me l'avait montré. C'est là qu'on s'était embrassé pour la première fois, à la lumière d'une torche précipitamment lâchée par terre, mon dos contre la pierre froide et son genou entre mes cuisses.

C'est aussi par là que nous sortions chasser l'humain en toute discrétion pendant les siestes du maître. Jusqu'au jour où Joséphine a été prise et corrigée, qu'aucun de nous ne s'est dénoncé et qu'on avait bien trop peur de recommencer.

C'est aussi dans les souterrains que j'ai un jour croisé un enfant.

Pour une fois, j'étais seul. J'avais demandé à Gontrand s'il souhaitait venir faire des galipettes, mais non. Alors, un peu par esprit de contradiction, j'y suis quand même allé, seul, en bougonnant un peu et sans avoir rien à y faire.

J'approchais de la sortie vers le village et m'apprêtais à faire demi-tour quand un reniflement a fait écho dans le tunnel. Je me suis immobilisé, les sens aux aguets. Mes yeux sont tombés malgré la pénombre sur un petit corps recroquevillé dans un haillon.

Elle tremblait en me fixant avec terreur.

— Tu ne devrais pas être ici, bredouillais-je en allemand.

Évidemment, elle n'a pas répondu. Mais s'est mise à pleurer.

Là, quelque chose d'étrange s'est produit. J'aurais pu la tuer. Probablement que ça aurait été la meilleure chose à faire, d'ailleurs, d'un point de vue stratégique. Mais j'ai senti une émotion, au-dedans de moi, m'en empêcher.

— Hey, tout va bien se passer. Je ne te veux aucun mal.

Je me suis approché, et je l'ai prise par le bras. Elle s'est levée en flageolant. Et à peine ses muscles s'étaient-ils réactivés qu'elle s'est enfuie à toute vitesse. Sa jupe était déchirée. J'ai vu du sang couler sur ses toutes petites jambes. Je me suis retenu de la mordre de toutes mes forces, et pour se faire, j'ai simplement couru en sens inverse : elle vers son village, moi vers mon château, loin l'un de l'autre.

J'ai mis des années à nommer l'émotion que j'avais ressenti auprès de cette petite fille : la compassion. C'était la première fois que j'avais ressenti de la compassion pour un être humain. Et au sein du château, je semblais être le seul à pouvoir la vivre sous cette forme.

— Imagine s'ils nous surprenaient maintenant ! me dit Gontrand, les fesses à l'air, allongé sur le ventre dans notre campement.

Je repense à nos premiers ébats dans les couloirs du château. C'était il y a si longtemps... Et nous voilà en train de coucher à quelques centaines de mètres des nazis.

— Ils nous enverraient dans un camp avec un petit triangle rose à la place de l'étoile.

Mon acolyte fronce les sourcils.

— Vraiment ? Tu en as vu ?

— Vraiment, soupiré-je.

Gontrand souffle.

— Je préfère quand c'est nous qui faisons le sale boulot. Perso je ne regarde ni le sexe, ni la couleur, ni l'âge ! Pas de tri, pas de jaloux.

Je ne relève pas. Je n'ai pas envie de me rappeler sans cesse que nous sommes des tueurs. Surtout pas maintenant, quand je sais ce qui se passe dans le camp.

— Je vais faire un tour, annoncé-je en mettant mon beau costume d'extérieur.

Nous n'avons chacun que deux tenues : une pour se faire voir, une pour nous protéger du froid. Si je sors de la grotte, je porte un costume en tartan offert par Stanislas.

En fait, je veux suivre les traces des convois. Ces derniers jours, plusieurs camions ont quitté le camp, et je pense qu'ils étaient remplis de prisonniers. Alors je cours à la suite des traces de pneus. Suffisamment vite pour qu'aucun humain ne me voie ; de toute façon, la campagne belge est tout à fait vierge.

Je finis par arriver quelque part. Il y a une gare et un nouveau fort. Je m'approche aussi discrètement que possible. Un wagon de marchandise est à l'entrée. Et des prisonniers sont en train de rentrer dedans par dizaine. J'ai la nausée rien qu'à les voir. Je tends l'oreille, et c'est comme si j'étais dans la cour du fort... C'est-à-dire en enfer. Je les entends tousser, pleurer, prier, appeler, parler dans des dizaines de langues, calmer les enfants et rassurer les mères, j'entends les talons des soldats allemands.

Sur le wagon, il y a écrit "Kazerne Dossin - Auschwitz".

J'ai le cœur qui bat trop fort et la tête qui tourne. Je décide de partir et de ne pas rentrer tout de suite. Je ne suis pas loin de Malines, avec un peu de chance je pourrais m'y promener.

L'ambiance dans les rues est morose, il y a des soldats allemands partout, des affiches qui rappellent les nouvelles règles. Je n'arrive pas à me concentrer sur les jolis bâtiments d'architecture flamande. Si on me demande mes papiers, je suis foutu. Si je drague une jeune femme, elle risque sa vie. Pas question de rester ici. Je quitte Malines en ayant encore plus mal au ventre qu'avant.

Quand je rentre au campement, la nuit est tombée. Il n'y a absolument aucun bruit. Je n'entends pas la respiration de mon ami.

— Gontrand... ?

Le sol de notre campement est recouvert d'épaisses taches de sang. Je connais l'odeur du sang de vampire. Je ne cherche pas à comprendre. Je ne peux pas prendre le risque de rester ici une seule seconde.

Je m'enfuis.

Sans savoir où je pourrais aller d'autre, je remonte à nouveau les traces des convois jusqu'au fort. Je me cache sous le train de la Kazerne Dossin comme je m'étais caché sous la berline il y a quelques semaines.

Je ne sais pas ce qu'est Auschwitz, mais je vais bientôt le découvrir.

Battement 📚🩸Where stories live. Discover now