Battement 📚🩸

7 - Les rideaux

TW 1

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Quand Gabriel entre dans la librairie, il trouve Charlotte assise en tailleur derrière le comptoir avec son ordinateur posé dessus. Ce n'est pas habituel, l'engin est souvent caché dans sa chambre.

— Tu tombes bien ! alpague-t-elle en le voyant approcher. J'ai deux requêtes pour toi.

— Deux requêtes ? s'exclame-t-il, visiblement ravi.

Il s'appuie sensuellement sur le meuble en mordant sa lèvre inférieure.

— Rien de sexuel, désolée, désamorce la libraire sans même relever la tête de l'écran. Dis-moi, si je cherchais des nouveaux rideaux pour les vitrines de la bibliothèque... J'aimerais qu'ils soient un peu vieillots, mais quand même stylés, qu'est-ce que tu me conseillerais de chercher comme style pour aller avec le reste ?

— Art Nouveau, lâche Gabriel sans hésiter. Votre librairie est déjà un peu dans ce style, quoiqu'avec des petits airs paysans à cause des matériaux pauvres que vous utilisez pour peindre.

— Merci, répondit Charlotte. Je ne croule pas sous l'or, tu sais.

— Pourtant, vous avez beaucoup de clients.

La libraire le dévisage de longues minutes. Elle sait qu'il est un peu dans la lune, mais quand même pas à ce point...

— Déjà, non. Ensuite, c'est plus compliqué. Mais plutôt que de me parler de ma pauvreté, tu pourrais répondre à ma deuxième requête.

— Bien sûr, répond le jeune homme avec un grand sourire. De quoi s'agit-il ?

Il écarte une mèche blonde de sa vue. Charlotte se retient de claquer son propre visage pour arrêter de baver sur sa beauté. Elle n'est même pas certaine qu'il soit si beau, avec ses bras maigres et ses yeux cernés, mais il a quelque chose d'irrésistible, même pour elle. Surtout pour elle, semble-t-il.

— Lis ça, dit-elle en lui fourrant un petit livre souple dans les mains. C'est cadeau.

Gabriel déchiffre, surpris, le titre : "HPI, hypersensible, TDAH... Comprendre sa neurodiversité pour mieux vivre en société."

— Je... Je ne suis pas très sûr de comprendre.

— Je ne suis pas psy, mais je pense que ça pourrait t'aider, répond simplement Charlotte en scrollant des dizaines de modèles de rideaux insatisfaisants.

Gabriel reste les yeux fixés de longues minutes sur la petite illustration qui orne la couverture, tout à fait ridicule à ses yeux, d'un bonhomme avec un gros nez patate et un sourire benêt.

— Je sais que vous n'êtes pas psychanalyste, conclut-il seulement en glissant le livre dans une des inombrables poches de son éternel manteau noir.

Charlotte se retient de faire valser le comptoir.

— Tu ne peux pas dire psychologue, comme tout le monde ? s'exclame-t-elle en levant les bras au ciel.

Gabriel la fixe avec une incompréhension manifeste, peut-être même un peu de dégoût. Cette expression ne fait que s'accentuer quand la libraire sort une mandarine de sa poche.

— Il ne faut pas grignoter, bredouille-t-il.

— Je dois manger plus de fruits, alors j'ai décidé d'en manger un chaque fois que tu m'embêteras.

Le jeune homme est définitivement vexé, il laisse même échappé une exclamation, le choc, l'abomination !

— Quand vous aurez fini vos bêtises, Charlotte, tu pourras me montrer un nouveau livre ?

La petite voix autoritaire de Nicholas sort de sous le comptoir.

— Je comptais partir, dit simplement Gabriel sur un ton glacial.

Mais un nouveau client fait irruption à l'intérieur de la boutique. Quatre personnes en même temps dans cette pièce, c'est tout de même inhabituel.

— Haben Sie Bilderbücher ? demande le client avec une voix un peu hésitante.

— Voilà qui est embêtant, murmure Charlotte.

— Il demande si tu as des livres pour enfant, dit simplement Gabriel. Sans texte.

— Oh, d'accord ! Suivez-moi !

— Folgen Sie ihr ! dit Gabriel en montrant Charlotte au client.

Après quelques instants, le client quitte la boutique satisfait. Nicholas, lui, attend toujours avec ses petits sourcils froncés. Gabriel bâille.

— Je ne savais pas que tu parlais allemand, dit la libraire en cherchant un livre pour son plus jeune habitué.

— Allemand, italien, français, néerlandais, anglais, et un peu de grec et d'espagnol.

La libraire siffle, mais se dit automatiquement que c'est très probablement un nouveau mensonge. Elle veut bien croire à son immense culture, elle a de bonnes raisons de penser qu'il sait ce qu'il dit, mais ne croira pas un seul de ses mots sans preuves.

— J'ai vécu en Allemagne, en l'occurrence. Dans un château pas loin du château de Neuschwanstein.

Charlotte note cette petite information. Elle servira forcément dans son roman. À un moment, elle a arrête d'essayer de différencier Gabriel de son personnage. Après tout, elle ne publiera rien, il n'a pas besoin de savoir. Puis sérieusement, il pense vraiment qu'elle va avaler qu'il a vécu dans un château ?

— J'ai vu en classe le Nau... Nau-sven-stayne. C'est le château de la Belle au Bois Dormant.

— Eh bien, vous voilà bien renseignés tous les deux.

Nicholas se tait quelques instants en toisant Gabriel.

— Qu'y a-t-il ? lui demande le jeune homme.

— Oh, rien ! répond très innocemment le garçon.

Trop innocemment.

— ... Je pensais plutôt que tu vivrais dans le château de Bran, minaude Nicholas.

— Vous avez vu beaucoup de châteaux, comme ça ? demande Charlotte sans voir le visage de Gabriel se déformer de stupéfaction.

— Les plus importants d'Europe. Bon, il vient ce livre ? trépigne le gamin.

Quand il quitte la librairie, Gabriel est encore en train de se décrocher la mâchoire.

— Il est intelligent, ce gosse, dit-il d'un ton pâteux entre deux bâillements.

— Il lit des romans à huit ans, je ne sais pas à quoi tu t'attendais, répond Charlotte en réordonnant un rayon.

Elle soupire en se disant qu'il va déjà bientôt être temps de changer les nouveautés de cette maison d'édition... Gabriel soupire aussi en se laissant tomber par terre.

— Fatigué ? demande la libraire.

— Moui, répond-il en se grattant le cou. Malheureusement ce n'est pas du sommeil qu'il me faut...

Charlotte ne sait pas très bien de quoi il parle.

— Je vais fermer, lance-t-elle après une demi-heure.

Gabriel quitte la librairie d'un pas plus lent que d'habitude.