10 - Chroniques | 1963

13 5 2
                                    

TW 3, TW 5, TW 11.

***

— Gabriel ! salue le vieux Maître de sa voix blanche.

Je m'agenouille devant lui aussi bas que je peux. L'immense salle de trône du château me paraît encore plus grande que dans mes souvenirs, avec ses larges tapisseries baroques et ses multiples colonnes qui se rejoignent en formant des croix sous la voûte. Au milieu de la pièce se tient tout ce qu'il faut pour un banquet, mais mon Maître est seul sur sa haute chaise dorée. Il s'est levé pour venir me saluer. Je garde le visage bas.

— Vous m'avez manqué, mon Maître.

— Toi aussi, mon petit. Toi aussi.

Il caresse sa barbe en me faisant signe de me relever et de venir m'asseoir à sa table. J'essaye de ne pas regarder l'humain mort allongé dessus dans une longue assiette en argent.

— Toutes tes nouvelles sont parvenues jusqu'à nous, m'annonce-t-il d'entrée de jeu. Tes rapports pendant la guerre étaient les plus complets et détaillés... Puis après le petit incident, ça n'a plus du tout été le cas. Alors je pense que tu me dois quelques explications : qu'est-il arrivé à Gontrand, et où étais-tu localisé ensuite ?

Je m'attendais évidemment à ces questions.

— J'ai d'abord pensé que Gontrand avait été assassiné par les SS de Breendonk, mais je n'étais pas là quand ça s'est produit. Ensuite je me suis dit que c'étaient plus probablement des chasseurs...

— Il y avait beaucoup de chasseurs de vampires ?

— Je ne les ai pas souvent croisé, en tous cas.

Le Maître se gratte la barbe et m'écoute avec les sourcils foncés. Entre deux, il récupère un peu de sang dans son assiette, le verse dans son verre et le bois. Moi, je n'y touche pas.

— Et donc, tu nous a envoyé de nombreuses missives depuis le camp Auschwitz... Où était-ce alors ?

Je respire calmement. C'est le seul moyen que j'ai de garder contenance.

— En Pologne, toujours sous la domination des allemands. J'y suis resté jusqu'en 1945, après je suis retourné sur le front en France.

— C'est là-bas que tu as été blessé ? me demande le Maître.

Il connaît déjà la réponse, ce qu'il veut, c'est voir. J'ouvre les pans du long manteau noir que je porte pour dévoiler mon épaule gauche où deux trous se sont cicatrisés rapidement. Le maître continue d'hocher un peu machinalement la tête.

— C'est aussi là que nous avons définitivement perdu contact, me semble-t-il.

Je décèle plus de sévérité dans sa voix et me sent aussitôt comme un enfant pris en faute.

— Je suis terriblement désolé... Je n'ai pas en la force d'écrire pendant quelques jours de convalescence à cause de mon bras, c'est un fait, mais j'ai surtout été pris par l'effervescence d'après-guerre.

— Pendant 18 ans.

— Le temps passe vite quand on est éternel.

J'ai mal au ventre, mal à la tête, mal à l'épaule. Il me fixe de longues minutes sans rien me dire. Alors je finis par reprendre la parole, en me retenant tant bien que mal de pleurer.

— Je vous en supplie ! Faites-moi ce que vous voulez, je sais que j'ai manqué à mes devoirs, mais je... Je ne peux plus être avec les humains, je veux revenir auprès de vous... Je vous en supplie...

J'essaye de ne pas laisser mon cerveau s'envahir d'images affreuses qui ont été mes visions pendant toute cette guerre. J'essaye de garder le pied avec la réalité. Le Maître pose une main sur mon épaule.

— Allons, mon petit... Allons. Tu peux rester au château... Même si je ne mentirai pas sur le fait que tu mérites une bonne correction.

— T-tout ce que vous voudrez.

— Va te reposer dans tes anciens quartiers. Nous aviserons plus tard.

Je quitte la table en reniflant.

— Tu n'as rien bu, fait soudain remarquer le Maître.

— Je... je n'ai pas soif.

J'ai décidé lors de ces dix-huit dernières années de boire le moins de sang possible. À l'heure qu'il est, il m'est possible de tenir environ deux semaines sans la moindre goutte... Mais le Maître n'a pas besoin de le savoir pour l'instant. C'est difficile de lui mentir, mais quelque part, le métier d'espion me l'a appris.

Battement 📚🩸Where stories live. Discover now