23 - L'intru

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TW 10.

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Ça fait une semaine que Gabriel est dans l'arrière-boutique. Ses créations se multiplient sur le rayon, et quelques-unes sont vendues, surtout à des clients nostalgiques. Charlotte vante les mérites de cet artisan anonyme avec qui elle collabore désormais. Même Nicholas a reconnu que c'était joli.

Entre deux poteries, Gabriel travaille sur un faux mur.

— Heureusement que la porte de l'arrière-boutique ne se voit pas depuis le comptoir, sinon les habitués auraient été surpris, murmure Charlotte en jetant un œil dans la cachette.

— Moui, répond le vampire, concentré.

Il a les manches relevées et la chemise ouverte jusqu'au milieu du torse, il se mordille les lèvres sans y penser. Charlotte détourne le regard en sentant ses joues chauffer. Elle a du mal à croire qu'il ne fait pas exprès d'être aussi séduisant.

La libraire décide de le laisser à son travail. Et elle fait bien parce qu'après quelques secondes à consulter son carnet de compte, la clochette retentit. La joie de voir un client arriver s'évanouit très vite : l'affreux visage de carpe de sa mère scrute la boutique.

— Pour une fois c'est propre, barbotte-t-elle.

— Oh, super, grince Charlotte.

Gabriel a plus ou moins entendu l'arrivée indésirée. Mais il est trop absorbé par un petit trou dans le bois. Jusqu'à ce que ses sens lui signalent... Une autre présence. Petite, velue et avec une longue queue...

— Que me vaut l'honneur ? demande Charlotte.

— Eh bien, comme tous les dimanches, je sors de la messe, j'ai prié pour toi, et je viens voir si ça change quelque chose.

La libraire ne se retient même pas de taper son front contre le comptoir.

— Ton pauvre père n'ose même pas t'approcher, soupire le crapaud.

— Il s'en fiche, surtout, grince la libraire.

— Quelles sont encore ces vieilleries ?

Elle désigne les céramiques. Charlotte se retient de dire que c'est elle, la vieillerie.

— Il faudrait vraiment un homme pour mettre tout le monde à sa place dans cette maison, soupire encore sa mère.

Charlotte frappe des deux mains sur le comptoir.

— Écoute Maman, il n'y aura jamais d'homme ici, d'accord ? Jamais !

À cet instant, une souris sort de l'arrière-boutique. Le temps que la mère de Charlotte hurle, la porte s'ouvre en grand sur un jeune homme qui bondit au milieu de la librairie avec une agilité surprenante pour se saisir du petit rongeur.

Charlotte regarde Gabriel, chemise ouverte, les joues rouges, étalé lascivement sur le sol en train de tenir la souris contre sa poitrine, le visage de sa mère qui s'étire comme un élastique, et elle ne peut pas vraiment s'empêcher de rire. Elle essaye quand même, mais Gabriel la fixe avec incompréhension, comme elle se retient de rire il se retient aussi, comme il se retient mal elle explose. La mère les regarde tour à tour, horrifiée, et recule encore en voyant la petite tête de rongeur sortir d'entre les doigts du jeune homme.

— Je la tiens, bredouille le vampire en se relevant lentement.

— Attends, j'ai bien une boîte en carton, on peut aller la libérer près du canal.

La mère regarde l'un, puis l'autre, puis l'un, puis l'autre, Gabriel rentre un pan de sa chemise dans son pantalon et rejette ses cheveux en arrière en gratouillant la tête de la petite bête avec son pouce.

— Vous êtes vraiment un répugnant personnage, baragouine la sainte femme en s'éventant inutilement.

— Ah, oui, c'est vrai, répond distraitement Gabriel en glissant la souris dans la boîte.

Charlotte lui sourit. Elle décide d'ignorer sa mère, il y a bien d'autres choses plus intéressantes de toutes façons.

— Je ne sais pas ce que je préfère, tente encore la truie, que vous épousiez ma fille pour laver son honneur ou que vous disparaissiez.

— Dommage, pas sûr de faire ni l'un ni l'autre, lança Gabriel avant de tirer la langue et rouler ses yeux dans une grimace plutôt inélégante.

La mère de Charlotte mime de tomber en pâmoison quand cette dernière faillit s'écrouler de rire. Elle finit par quitter la boutique en menaçant de ne plus jamais revenir, Gabriel et Charlotte répondent que c'est tant mieux, la clochette retentit et la porte claque, et le vampire pose la boîte en carton sur le comptoir pour aider Charlotte à se relever de son fou-rire.

— Hou, hou... Tu es un beau-fils très mature, en tous cas !

— Quel plaisir d'avoir vécu la libération sexuelle et pouvoir quand même continuer à vexer des conservateurs, dramatise le vampire.

Charlotte rougit et sourit. Elle hésite à l'embrasser, mais des petites pattes grattent le carton. Il faut malheureusement d'abord libérer le petit parasite poilu.

— Je suppose que tu ne peux pas boire de sang animal ? demande Charlotte avant de quitter la boutique.

— Même si leurs vies sont précieuses, ç'aurait été pratique de les préférer aux humains, mais c'est vraiment dégueulasse et ça ne comble pas du tout la soif.

La libraire sourit un peu tristement en sortant de la boutique, et laisse Gabriel face à une petite prise de conscience : dans moins de deux semaines, il faudra retourner en chasse.

Battement 📚🩸Donde viven las historias. Descúbrelo ahora