26 - Chroniques | Dernier croissant

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TW 3, TW 8.

***

Je me réveille en sursaut. Le corps décharné de Stanislas laisse place au sombre salon du studio.

— Tout va bien ? demande Charlotte d'une petite voix en s'approchant de moi.

Elle était en train d'écrire. Je l'ai surprise. Je l'attrape par la taille, elle manque de tomber en arrière, j'ai oublié que j'allais vite, je cherche à attraper la réalité.

— Cauchemar, murmuré-je.

Ses bras m'enlacent, elle me caresse les cheveux.

— Les chasseurs ne viendront pas ici, tente-t-elle. Tu es en sécurité avec moi.

Je lève la tête contre son ventre. Une semaine s'est écoulée depuis la visite de Stanislas et mon stress s'est décuplé. Pourtant dès qu'elle me parle, je sens un étrange apaisement s'emparer de moi.

— Embrasse-moi, murmuré-je.

— Rallonge-toi, intime-t-elle en souriant.

Je m'exécute en maugréant.

Charlotte se penche par-dessus mon corps, je la prends par le visage, nos lèvres s'effleurent.

— Je t'aime, bredouillé-je, déjà repris dans les vapes du sommeil.

— Je sais, murmure Charlotte en frottant le bout de son nez contre le mien.

Elle reste agenouillée près de moi alors que le sommeil me rattrape.

En 1913, elle m'avait entrainé dans sa grange. À l'époque, nous avions à peine échangé quelques mots courtois et tout à ma retenue de ne pas la séduire, je n'avais pas du tout remarqué qu'elle essayait de m'avoir dans ses filets.

On était allongés sur des ballots de paille, elle avait relevé sa jupe mine de rien.

— Tu as peur de la mort ?

— Non, j'avais répondu un peu comme un automatisme.

Elle viendrait sans doute un jour ou l'autre, la mort, même pour moi. Mais je n'ai pas peur de ce qui a un risque si faible d'arriver, comme on n'a pas peur d'avoir un accident chaque fois qu'on monte en calèche.

— Moi j'ai peur de mourir, mais je n'ai pas peur des enfers. Je pense que Dieu me pardonnera beaucoup de choses comme il en a pardonné beaucoup trop aux bonnes sœurs...

C'est vrai que c'est un peu dommage de passer sa vie humaine dans un couvent. Le temps lui est trop compté.

— Tu as des choses à te faire pardonner ? avais-je ricané.

Elle s'était tournée vers moi. Ses cils papillonnaient.

— Pas encore, avait-elle soufflé.

Elle a roulé de sa botte de paille sur la mienne pour pouvoir m'embrasser.

En 1969 à Paris, on s'est rencontrés dans un parc. C'est elle qui est venue s'asseoir à côté de moi sur ce banc, alors que je lisais un essai de Marguerite Yourcenar.

Après de longues minutes à converser, elle m'a demandé si elle pouvait m'embrasser, un peu plus tard nous étions dans le hall d'un hôtel, à attendre les clefs d'une chambre, quand elle m'a glissé à l'oreille.

— Je prends la pilule !

Comme si c'était une bêtise, comme si c'était merveilleux et fantastique. Je ne sais pas du tout si la contraception est nécessaire pour un vampire, mais son ton m'a fait plaisir parce qu'elle était heureuse de pouvoir se faire plaisir.

— Ça m'arrange, j'avais répondu à son oreille dans un souffle euphorisant.

1983, j'ai pris mes activités de chasseurs mais de temps à autre, je me permet une petite soirée en autonomie. Je vais alors regarder des drag queen chanter dans les petits cafés secrets où ce genre de spectacle est donné. Un homme s'assied à ma table et me paye un verre, on discute plusieurs longues minutes, j'ai envie de l'embrasser, il décline mon invitation avec un léger trémolo dans la voix.

Quand je lui demande ce qui ne va pas, il se retient de pleurer.

— Je... J'ai été testé séropositif, alors, je ne préfère pas, bredouille-t-il.

Je ne sais pas si les vampires sont sensibles au SIDA. Je lui offre une accolade qui se veut réconfortante. J'aurais aimé rester auprès de lui, m'assurer qu'il ne soit pas seul...

Mais je devais rentrer au château, et j'avais intérêt à ne pas avoir les mains vides. J'ai passé tout le trajet retour à me demander si le SIDA était dangereux pour nous, parce que si c'était le cas, il valait mieux éviter de boire leur sang.

Charlotte écarte une mèche de mon visage somnolant. J'émerge un peu à nouveau... Elle a un air triste.

— Qu'est-ce qui ne va pas ? demandé-je en me redressant un peu dans le divan.

— C'est vrai, ce qu'a dit Stanislas ? Tu cherches vraiment du... Du sexe ?

Je fronce les sourcils et faillit m'étouffer avec ma salive.

— Hein ? Pas du tout. Si je voulais du sexe j'aurais été Gare du Nord à Bruxelles, pas dans une librairie à Houtsiplou-les-bains.

Elle me regarde. Ses yeux me transpercent. Je sais pourquoi elle pense ça... Parce que c'est ainsi que les hommes sont avec les femmes. Les vampires font pareil, ils veulent juste la double prime : le sexe et le sang. Je ne veux rien de tout ça. Je veux ses baisers et ses conseils, sa confiance en elle, sa beauté et ses idées, sa vie atypique et son empathie...

— Je ne peux pas dire que je ne te désire pas, en revanche je peux dire que je n'ai pas envie qu'on se force. Je me suis déjà abstenu plus longtemps que ces vingt dernières années. Le sexe n'est ni une finalité ni une obligation...

Elle sourit, mais a toujours l'air triste.

— J'ai juste peur que... Rien ne soit assez bien pour toi. Tu as déjà vécu tellement de choses, et moi, rien.

— Foutaises, tout est très bien pour moi ici, maugréé-je en attrapant son torse entre mes bras.

Elle glousse en pressant ma tête contre son buste. J'entends battre son cœur. J'ai toujours eu un faible pour celles et ceux qui osent. Charlotte ne s'en rend sans doute pas compte, mais elle a osé plus que tous les autres avant elle.

— Il est tard, murmure-t-elle.

— On peut en reparler demain si tu veux, réponds-je la voix un peu pâteuse.

Je ne sais pas si elle dit quelque chose d'autre, je sens seulement son corps défaire mon étreinte et mon esprit retomber dans le sommeil.

***

*Petite précision historique : le SIDA ne peut pas s'attraper seulement en embrassant, mais au début de l'épidémie, on n'était pas très sûr.es de comment ça se transmettait.

Battement 📚🩸Where stories live. Discover now