18 - Chroniques | Gibbeuse Croissante

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Je devrais juste partir. La laisser derrière moi, continuer ma quête après ce premier échec cuisant. Mais je ne peux pas. Je la suis dans les escaliers derrière l'arrière-boutique. Ses yeux curieux me font trop mal, mon cœur est transpercé, et elle a faim, je me sens comme investi de la ridicule mission de lui faire à manger pour ce repas.

C'est la première fois que je vois le reste de son appartement. Sa cuisine est pleine de beaux ingrédients dans des bocaux. Bien sûr, je suis bien placé pour savoir que tout ceci est très différent de ce qui se faisait dans le temps. Même son robot mixeur, qui est probablement très loin d'être le modèle dernier cri, à mes yeux, est récent. Pourtant, j'aime aussi le côté vintage, un peu sorti de l'époque, qui règne dans tous les espaces où vit Charlotte.

Elle attache ses courts cheveux bruns en deux petits chignons. Je fais l'inventaire des ingrédients dans ses armoires en essayant d'ignorer ce qu'elle me fait.

— J'ai des pâtes, si tu veux.

— Tu as mieux que des pâtes : de la farine et des œufs, constaté-je.

— Qu'est-ce que tu veux faire ? demande-t-elle.

Je rougis un peu parce qu'elle s'approche de moi. Je me sens comme un jeune homme en pleine puberté. Il faudrait vraiment que je parte. Je ne sais pas pourquoi je cherche à regagner sa confiance... C'est inutile, pourtant, me voilà à sortir les œufs de son frigo.

— Eh bien, des pâtes, mais moi-même.

— Laisse-moi deviner : tu as vécu en Italie ? demande-t-elle dans un petit ricannement.

— Il n'y a pas beaucoup de pays d'Europe où je n'ai pas vécu, souris-je.

Il y a quelques jours à peine, je me sentais tout le temps maladroit en sa présence. Quoi que je fasse, c'était à côté, ça ne semblait pas atteindre son armure de guerrière. Je n'étais qu'un archer inexpérimenté dont aucune flèche n'atteignait la cible. Mais maintenant qu'elle sait, tout paraît plus simple... L'armure a l'air tombée maintenant que je n'essaye plus de l'atteindre.

Nous réalisons la pâte à pâtes à quatre mains et elle me pose soudain une question :

— La semaine dernière, tu as fait allusion au fait d'être allé en prison.

— Oui.

— Pourquoi ?

— Je te l'ai dit tout à l'heure : après avoir trahi mon Maître. Je sors réellement de 16 ans de prison, confirmé-je. Parce que j'ai laissé des humains destinés au repas s'enfuir.

Charlotte souffle. Elle a l'air triste.

— Quelque chose me dit que tu es une bonne personne, mais rien ne peut me convaincre que ça ne fait pas juste partie du plan pour me sacrifier.

J'ai un frisson. Évidemment que rien ne peut la convaincre. Je suis là, à profiter de la bonne odeur de nourriture, à regarder ses mains farineuses malaxer la pâte en imaginant ma peau à la place, et j'en oublie presque que je suis un monstre.

— Écoute, tu ne me croiras peut-être pas, mais mon Maître ne quitte jamais son château. Tant que je ne te propose pas un impromptu voyage en Allemagne, ce qui aurait fait partie du plan initial, tu es en sécurité.

— Je vais te faire confiance là-dessus, c'est toujours ça, sourit-elle.

Je mélange la farce pendant que Charlotte étale la pâte. Elle a de la farine sur le nez. C'est mignon. Depuis quand je la trouve mignonne plutôt que belle ? Je l'ai désiré au début, je l'ai tout de suite trouvée excitante, mais juste mignonne ? Mon cœur est définitivement cassé.

On découpe de petits carrés, pose la pâte dessus, les referme avec une fourchette. Ça sent les épinards et le fromage. Les raviolis prennent forme entre nos doigts.

— Quel est le plan, maintenant ?

— On a de quoi faire une sauce tomate, pas de béchamelle malheureusement, soupiré-je.

— Non, je voulais parler de ton Maître, du sacrifice, tout ce tintouin. Comment tu vas faire ?

Je ne lui réponds rien parce que je ne sais pas quoi répondre.

— Je... murmure-t-elle en s'interrompant dans son mouvement. En soi, je ne suis jamais qu'une petite humaine de plus dans l'Histoire de l'Humanité. S'il faut ça pour que tu survives... Toi qui peux encore vivre d-des siècles.

Elle parle d'une toute petite voix, un peu chevrotante. Je suis horrifié. Depuis quand est-elle prête à littéralement donner sa vie pour moi ? Mon cœur s'emballe de nouveau.

— Tu ne penses pas ce que tu dis. Et moi je n'ai pas envie de te sacrifier, rien ne me répugne plus que cela à présent.

Charlotte tourne son visage vers moi. Ses grands yeux sont humides. Je défaille. Je ne veux qu'une seule chose et c'est l'embrasser, je dois résister, je suis vraiment horrible, il faut que je parte, que je la laisse en paix...

— Comment peux-tu être prête à donner ta vie comme ça ? susurré-je en essayant de me concentrer sur les derniers raviolis.

Charlotte ne répond pas tout de suite. Elle prépare une casserole d'eau pour cuire nos petites créations. Ses yeux sont perdus dans le vide, elle s'appuie sur la table de sa cuisine recouverte de napperons.

— J'ai de bonnes raisons de penser que tu as été honnête avec moi, et au vu de la situation, je pense qu'il vaudrait mieux que je sois honnête en retour.

Je me sens faible. Sa voix retrouve la confiance que je lui connais. Je ne pense toujours qu'à prendre ses lèvres contre les miennes. L'empêcher d'être honnête avec moi pour juste avoir sa bouche... Mais je ne bouge pas, je reste stoïque près du plan de travail.

— Ne le prends pas comme une invitation, prévient-elle.

Elle se mord la lèvre. Je vais mourir de désir.

— Je suis peut-être un petit peu tombée amoureuse de toi.

Je suis donc bel et bien mort, paix à mon âme, c'est ici que s'achèvent mes deux siècles de vie.

***

Hello !

Si vous voulez et pouvez soutenir mon travail, je vous rappelle que je publie une nouvelle dans un recueil que vous pouvez précommander directement sur mon babillard :))

Des bisous !

Battement 📚🩸Où les histoires vivent. Découvrez maintenant