14 - Chroniques | 2007

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TW 3, TW 12.

***

Être un vampire a de nombreux avantages. Nous sommes plus forts, nos sens plus aiguisés, nous avons du pouvoir sur les humains, nous cicatrisons rapidement... Mais voilà : nous sommes sensibles à la douleur. De manière générale. Moi encore plus que beaucoup d'autres, semble-t-il. Et une cicatrisation rapide ne veut pas dire qu'une plaie ouverte la veille ne peut pas se rouvrir.

Ma sentence pour avoir laissé les humains s'échapper est simple : je suis au cachot. Et chaque jour, je reçois trois coups de fouet. Trois coups de fouet, ce n'est pas grand-chose en soi, j'ai reçu une vingtaine de coups de fouet quand je suis revenu après la guerre, au début des années soixante.

Mais là, c'est différent. Parce qu'au premier jour d'enfermement, les trois coups de fouet sont désagréables et me gênent toute la journée qui suit. Mais au centième jour, c'est comme si mon corps n'était plus que douleur. Aucune résistance ne se construit sur la durée, je n'arrive plus à dormir parce que j'ai peur de voir le matin arriver. Je n'ai pas le droit à mon matériel de poterie, je peux juste fixer le vide et sentir pleinement ma souffrance. En plus, je m'astreins à boire le moins possible. Mes geôliers se rendent vite compte que j'ai développé une résistance particulière à l'attrait du sang, et moi je me rends compte que j'ai vraiment atteint les limites : après presque un mois, je commence à avoir une fatigue violente si je ne bois pas, et dès que j'ai du sang dans la bouche j'hallucine et tripe pendant plusieurs heures.

Pourtant je n'hésite pas à aller jusque-là. Je garde le silence et refuse de faire entrer un corps dans ma cellule tant que je peux supporter cet état.

Après un an, j'oublie comment on parle aux autres. Au bout de 3 ans, j'oublie ce que ça fait de ne pas avoir mal physiquement. Au bout de 6 ans, j'ai complètement oublié le goût de la peau et les sensations de la sensualité. Au bout de 10 ans, je me demande ce que ça fait de toucher de l'herbe et de sentir le vent sur le derme. Au bout de 15 ans, je me passe en revue tous mes souvenirs, en boucle, pour me rattacher à la réalité, au monde qui continue d'exister au-delà des murs. J'ai vu les humains changer encore tellement entre les années 50 et 2007, année de mon enfermement... À quoi ressemblent-ils maintenant, que font-ils au dehors ? Je n'en sais rien. Je ne sais que le fouet, les murs, le sang. Résister à tout.

16 ans. Quasiment jour pour jour. Un gardien vient me voir à l'entrée de ma cellule.

— Gabriel, murmure-t-il très bas.

Pour la première fois depuis des années j'ai la sensation que quelque chose se passe, et surtout : ce simple mot, mon nom, me ramène une certaine forme de considération. Ce jour commençait comme n'importe quel autre, j'ai pris trois coups de fouets ce matin sans savoir que quelques heures plus tard, on m'adresserait la parole à nouveau.

— Le Maître veut te voir.

Je ne réfléchis pas, je n'essaye pas de comprendre, je me lève. On me donne une chemise propre et un pantalon propre. J'ai des vêtements sur moi, des vêtements en tissu délicat et pas de vieilles guenilles de prisonnier. Aucun miroir ne me permet de me voir, mais j'ai déjà l'impression d'avoir repris forme.

Dans les couloirs du château alors que je remonte vers la surface, le bruit des vampires est insupportable, la lumière du soleil encore plus violente qu'à l'ordinaire, rien que les odeurs dans l'air me brûlent les poumons.

Dans la grande salle du trône, il y a le Maître. Derrière lui, un cercueil... Je sais ce que ça signifie.

— Cela fait bien longtemps, Gabriel, murmure le vieux vampire.

Ses traits n'ont pas bougé. Ça fait 16 ans que je ne l'ai plus vu. J'ai envie de pleurer, je ne sais pas ce qui arrive.

— Veux-tu bien regarder ce que j'ai ici, mon petit ? dit-il en me désignant le sarcophage.

Je sais déjà ce que je vais y trouver. Une jeune femme, allongée sur un lit de roses noires, la peau entièrement couverte de sang, elle a l'air morte mais ne l'est pas vraiment.

Le maître prépare la naissance d'un nouveau vampire.

— Tu sais quel est le dernier ingrédient manquant, n'est-ce pas ? demande-t-il en posant une main ferme sur mon épaule.

Oui, je le connais.

— Le sang d'une vierge, adulte et consentante.

— Exactement. Figure-toi que ce n'est plus si simple à trouver. D'autre part, depuis ta petite bêtise, le pays est infesté de chasseurs de vampires.

Je déglutis.

— Il y en a partout. Depuis 16 ans, ils pullulent sans relâche. Tu comprends bien qu'un vampire qui a besoin de se nourrir tous les jours n'a pas le temps de séduire une jeune femme sans se faire remarquer par l'un d'entre eux.

C'est donc ça... J'ai la tête qui tourne, je garde les yeux fixé sur le visage inanimé de la vampire à naître. Elle sent fort, des odeurs d'épices complexes, de mélanges et de recherches, tous les ingrédients nécessaires à la naissance d'un vampire. Il ne manque que le sang de vierge.

— Tu as trois lunes pour me ramener une jeune femme. Vierge, adulte, consentante, en vie. Nous la partagerons tous les trois, si tu le souhaites. Tu seras bien sûr pardonné de ton affront et pourra réintégrer la communauté... Je vais même te rendre dès maintenant ton potier, ajoute-t-il sur le ton de la plaisanterie.

Un vampire me l'apporte. Je mets un moment à comprendre que c'est Stanislas. Il lui manque désormais un bras.

— La... La guerre continue ?

— Elle a repris il y a deux ans en Ukraine, répond-il simplement.

Quelques instants plus tard, je suis dehors, lâché en plein milieu de l'Allemagne avec deux énormes valises qui ne contiennent que mon matériel de poterie.

La lune est pleine. Je le note.

Trois lunes pour faire en sorte qu'une femme tombe amoureuse de moi. Facile, je suppose. Reste à savoir où chercher. Je ne veux pas rester en Allemagne, je veux revoir tous les lieux qui m'ont manqué... Mais trois lunes, c'est assez court.

Je monte dans un train pour Bruxelles. Il y avait de beaux coins en Belgique, j'y suis à peine revenu depuis que j'ai combattu à leur côté en 1918. Et depuis Breendonk bien sûr, pas question de retourner dans ce coin-là.

Dans le train, les gens ont tous de petites tablettes. C'est donc ainsi qu'ont évolué les téléphones portables... Leurs écouteurs n'ont plus de fils, c'est fascinant.

Tout est intéressant. Je suis enchanté et complètement dépassé par le fait de me retrouver à nouveau entouré d'humains. Je me sens minuscule et misérable, comme lors de ma visite à l'exposition Universelle.

Gare du Midi, Bruxelles, il y a une foule, les gens m'effraient, pourquoi y a-t-il des militaires, pourquoi certaines personnes portent des masques sanitaires, que s'est-il passé ? Je cours avec ma valise, mes vêtements me paraissent tout à fait inappropriés.

J'embarque dans un petit train local qui va en Wallonie, je n'ai plus parlé français depuis longtemps. Il faut que j'aille me trouver un petit bled tranquille, loin des chasseurs...

Les paysages défilent derrière la vitre. C'est tellement incroyable de revoir des arbres, des plantes, quelques fleurs, des humains de toutes les formes, toutes les tailles et toutes les couleurs. Est-ce que le mariage homosexuel a fini par passer en France ? Qui est président ? Pourquoi les gens portent des masques ?

Je descends dans une petite bourgade. Je cherche aussitôt une maison abandonné non-squattée, autre avantage de la Belgique : les logements vides sont légions.

Je n'ai que mon matériel de poterie pour remplir la petite chambre dans laquelle je m'installe. Je trouverai un semblant de lit plus tard.

Bon, trouver une jeune femme vierge à séduire. Je n'ai pas l'énergie de perdre une journée, je veux sortir.

Ce village est très joli, un canal le traverse, il y a plein de gens en survet sur les quais qui mangent des frites.

"Chez Charlotte". Une librairie. Je suis plutôt sûr de moi quand je passe la porte.

Battement 📚🩸Où les histoires vivent. Découvrez maintenant