12 - Chroniques | 1986

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TW 5, TW 11.

***

— Bien, commence le Maître.

Je viens d'entrer dans la grande salle du château. Il y a de nombreux autres vampires avec nous dans la pièce. On m'a tiré du lit pour me faire venir ici, je ne sais même pas pourquoi. Mais je sens que quelque chose se trame et je n'aime pas trop ça.

— J'ai bien compris que quelque chose s'était... Mal passé, à la guerre. Soit, je veux bien le croire, tu as toujours été sensible pour un vampire. Néanmoins, ça fait quand même près de 23 ans que tu ne fais plus rien.

Je déglutis. Je savais que ce jour arriverait. Qu'on ne me laisserait pas dans mon deuil et ma déprime éternellement.

— Si je peux me permettre, j'ai fait de la porcelaine.

Le vieux vampire face à moi se frotte énergiquement les sourcils.

— Oui, je sais, et c'est très beau, mais nous n'avons pas besoin d'une salle entière de céramique.

Je déglutis. Deux salles entières, en vérité. J'ai été productif, quand même.

— Il va s'agir d'être à nouveau utile à la communauté, gronde le Maître d'une voix laconique.

— Bien sûr, je comprends, répondis-je très doucement.

Je m'incline légèrement, pour lui signifier mon respect au sujet de ses décisions. En soi, il a forcément raison... Je ne sers à rien, en l'état. Il faut qu'il fasse quelque chose, et même si c'est désagréable pour moi, c'est sans doute nécessaire.

— Je ne pense pas que te demander de reprendre tes positions d'espion soit ce qu'il y a de plus judicieux, réfléchit-il en caressant son menton.

Stanislas est dans un coin. Il a perdu un œil en Russie il y a trois mois. La cicatrice est très propre.

— Je pense qu'il te siérait mieux d'être... chasseur.

Non. C'est la pire idée du monde. La pire option possible. Faites-moi cuisinier, gardien, surveillant, messager, tout ce que vous voulez, mais pas chasseur.

— Je ferai selon vos désirs, Maître, murmuré-je d'une voix éteinte.

Je ne suis pas en position d'exiger quoi que ce soit et je le sais très bien. J'irai donc chercher les êtres humains, les ramènerai mort ou vif selon les goûts, les entasserai dans la grande salle où on les prend un par un pour les manger.

J'ai la nausée rien que d'y penser, mais aucune autre option n'est envisageable.

J'ai été chasseur pendant 21 ans. Et j'ai détesté chaque chasse. De celles où j'ai dû séduire à celles où j'ai dû effrayer, chaque battue était un enfer. Nous étions dix chasseurs, à devoir gérer une logistique extrêmement complexe, alterner entre les victimes proches et lointaines, les différentes zones géographiques et les contraintes de transport, la quantité de morts nécessaire pour nourrir le château entier... Je mangeais toujours le moins d'humain possible, et était à ce stade réellement capable de tenir trois bonnes semaines sans boire de sang et sans ressentir ni la soif ni d'effets secondaires indésirables. Le seul inconvénient restait que généralement, boire du sang après trois semaines me faisait l'effet d'un puissant shoot de drogue et avait tendance à me rendre un peu planant la journée du lendemain. Rien d'ingérable quand on est entouré de vampires plus ou moins planants de base. Mais cette capacité d'abstinence sur d'assez longues périodes me rendait d'autant plus conscient de la perte en vies humaines provoquée par une cinquantaine de vampires qui pensent avoir besoin de boire du sang presque tous les jours.

J'ai de nombreuses fois faillit craquer, et heureusement, le Maître était généralement assez patient avec moi, je pouvais troquer une journée de travail contre une punition simple quand je m'en sentais vraiment incapable. Le poids de chaque vécu de chaque personne que je rencontrais était toujours plus lourd, et le mien n'avait plus aucun sens. En 2004, j'ai appris que la moitié des "derniers poilus" français étaient morts et j'ai réalisé que bientôt, les vampires seraient les seules personnes sur terre à avoir fait la Première Guerre Mondiale.

En 2007, le drame est arrivé.

Le maître avait invité quatre autres vieux vampires. Les ancestraux, les seuls à connaître le secret de la création des vampires. Ils ne se réunissaient qu'en de grandes occasions, en l'occurrence, ils ne s'étaient plus réunis depuis près de trois siècles. Je n'avais jamais connu cette réunion. Et cette fois, c'était branle-bas de combat dans tout le château : l'un d'eux disait avoir trouvé une méthode pour faire revenir les vampires à une vie humaine. Non pas rompre leur immortalité en les tuant mais en leur permettant de reprendre là où on les avait arrêté... C'est ce qu'il prétendait, en tous cas. Et moi-même avais eu cette information déformée par une dizaine de répétitions au fur et à mesure des vampires se la relatant.

Toujours est-il que le maître avait exigé, pour le repas seul de ces cinq vampires, une vingtaine d'humains en pleine santé.

Je les ai chassé avec mes acolytes. En plus des cinquante autres qu'il fallait chasser pour tous les vampires du château, qui mangeraient ce soir-là comme tous les soirs.

Quand j'ai ramené la dernière, elle pleurait. J'ai alors vu cette salle immense et caverneuse, remplie de presque une centaine d'humains, chassés dans presque tout le continent au cours des derniers jours. C'était étrangement calme, comme s'ils savaient que rien ne servait de lutter.

J'ai été transporté 60 ans en arrière. J'ai revu les prisonniers d'Auschwitz. Leur étrange calme, leur maigreur, leur souffrance, j'ai tout revu dans les yeux de ces hommes et femmes du monde moderne, qui n'ont jamais connu la guerre et vivent dans une certaine opulence du capitalisme... Mais qui, là, étaient sur le point de mourir.

J'ai ouvert les portes en grand. Et je leur ai dit de sortir.

Battement 📚🩸Where stories live. Discover now