24 - Chroniques | Dernier quartier

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TW 2, TW 4.

***

On doit être en avril 1944 quand je quitte Auschwitz et traverse la Pologne jusqu'en URSS. J'use beaucoup trop de mes pouvoirs et prends beaucoup trop de risques pour faire ce voyage. Je suis à la recherche de quelqu'un plus que d'un lieu et ça rend mon parcours particulièrement compliqué.

Mais il faut qu'il sache.

Quand je suis né, le Maître a très vite compris que j'étais un vampire un peu particulier. J'avais besoin d'aide, d'amis qui me montreraient le monde. Il a confié cette tâche à deux vampires extravertis, nés moins d'un siècle auparavant et qui semblaient fidèles à ses commandements : Gontrand et Stanislas.

Je n'ai pas pleinement saisi tout de suite ce qu'étaient Gontrand et Stanislas. Basiquement, un couple, mais comme nous sommes des vampires immortels la fidélité, la jalousie et l'engagement n'avaient pas beaucoup de prise sur nous. Les dix premières années, ils m'ont chouchouté comme un enfant. J'ai appris le château par cœur en leur présence.

Puis Stanislas est devenu espion. Il n'était plus jamais au château. Et Gontrand faisait la gueule. Jusqu'au jour où il a décidé qu'il avait assez boudé le départ de son amant et a décidé de m'embrasser.

Je crois que j'ai beaucoup aimé Gontrand. Il est celui qui m'a fait redécouvrir les caresses. Quand Stanislas rentrait, on dormait tous les trois dans un lit double, peau contre peau, lèvres contre lèvres.

Quand le Maître a décidé que je serai espion aussi, Gontrand râlait encore plus. Il n'était que messager, et encore, c'est lui qui faisait le dernier relai pour apporter les missives au château.

Un jour, pourtant, il n'y a pas si longtemps, en novembre 1943, Gontrand est entré dans la salle du trône avec un air inquiet.

— Je pense que Gabriel ne va pas bien, Maître.

— Il a été blessé ? avait sans doute demandé le vieux vampire.

— Vous savez bien que chez lui, tout est dans la tête... J'ai peur qu'il finisse par faire une bêtise si on le laisse seul au fort.

Le Maître a probablement passé plusieurs jours à étudier la question avant de décider que si un soutien psychologique était réellement ce dont j'avais besoin, envoyer Gontrand était la meilleure option.

J'étais en train de faire de petites assiettes d'argile quand il a surgi dans ma cachette et je pense avoir frôlé la crise cardiaque et failli le tuer par réflexe. Mais quelques secondes plus tard, nous faisions l'amour à l'ombre des collines belges.

J'y repense en frissonnant, le paysage défile derrière la vitre du train mais tout est presque noir. Je ne dors pas quand je voyage de nuit, le rouli des wagons me tient éveillé.

Je ne parle pas un mot de russe et débarquer en Crimée est très effrayant. Mais j'ai mes infos, et je rentre sans hésiter dans une petite boucherie dans la ville de Saki.

Stanislas ne dit rien en me voyant entrer, mais il quitte la pièce. Je le suis la boule au ventre. Des gros bouts de viande pas très frais pendouillent au plafond de la cuisine. Mon ami s'essuie les mains sur son tablier brunâtre.

— Il s'est passé quelque chose de grave, je suppose ? murmure-t-il.

Je sens dans sa voix qu'il est terrifié et s'imagine le pire. Quelque part, j'aimerais le rassurer, mais je pense que le pire qu'il peut imaginer dans sa tête n'est pas exactement le pire qu'il puisse ressentir dans son cœur.

— Le Maître ne t'a rien dit à propos de Gontrand, n'est-ce pas ?

— Si si, j'ai su qu'il t'avait rejoint, dit-il en hochant la tête.

Je prends ses mains dans les miennes. J'ai la gorge sèche. Je n'ai tellement pas envie de lui annoncer ça.

— Il s'est fait tuer, murmuré-je.

Je pense que mes mots lui ont fait l'effet d'un poignard et il m'a frappé au visage. J'ai été projeté contre la porte en métal de la cuisine, ça a fait un bruit sourd.

— Je sais que j'aurais jamais dû le laisser seul, dis-je.

Je n'avais rien pour ma défense, si ce n'est qu'on serait sans doute tous les deux morts si j'étais resté.

Stanislas m'attrape par le col et me plaque contre la porte. Je pense qu'il va encore me frapper, mais il m'embrasse... Et pour la première fois de ma vie, je vois un autre vampire que moi pleurer.

Ces souvenirs me reviennent alors que je peins des lilas, les fleurs préférées de mon ami. La fournée du jour lui est dédiée sans que je sache trop pourquoi. Derrière la fausse cloison, j'entends soudain la clochette de la librairie sonner.

Mes lèvres se retroussent. Mes narines frémissent. Je tourne vigoureusement la tête.

Ça sent le vampire.

Battement 📚🩸Where stories live. Discover now