Prologue

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Concarneau, 1992.

Le beurre salé ramollit au coin du feu. La farine, l'eau et le sucre sont calibrés avec précaution. J'ai rechargé le fourneau de petites bûches. Tout est prêt. Accoudée à « la table à tout faire » de notre maison, immense rectangle de chêne qui fait office de table de salle à manger, de plan de travail, de coin cuisine et de bureau, j'attends que ma grand-mère revienne. Mes genoux s'enfoncent dans les nœuds du banc en bois et commencent à être douloureux. Je reste là, figée sur la vieille comtoise, hébétée par le mouvement du balancier, la suppliant d'émettre ce fameux « Dong » marquant quatorze heures et son retour. À mon plus grand désespoir, je n'entends que les volets bleus de notre petite maison de pêcheur qui claquent au gré du vent et le clapotis des vagues se brisant sur les rochers. Mamie me dit que je peux rester seule pendant qu'elle s'approvisionne en œufs : « c'est pour forger ton caractère, ma chérie, à six ans, tu n'es plus un bébé ». Moi, je déteste rester là à attendre.

Encore cinq minutes et nous pourrons nous mettre au travail. Comme tous les dimanches, nous passerons notre après-midi à réaliser des gâteaux pour son épicerie. Des fars bretons, des kouign-amanns, des sablés, tout ce dont les touristes raffolent par ce temps hivernal. Bientôt, le parfum du caramel remplacera l'odeur âcre de la fumée qui se dégage des bûches humides. Plus que deux minutes. Des petits pas crissent sur le chemin gelé qui longe les maisons. C'est rare qu'il fasse si froid dehors. La lourde porte grince, mais c'est une petite fille avec des yeux chocolat qui la franchit et non ma grand-mère.

— Thalia, mais qu'est-ce que tu fais là ?

Ma meilleure amie me regarde avec une moue contrariée.

— Code Roz.

C'est notre code d'urgence. Comme souvent, Thalia doit passer l'après-midi deux maisons plus loin, chez sa tante Gertrude prénommée Roz, car elle habite la maison numéro 6 aux volets roses. Elle déteste quand son aïeule sort sa petite boîte en fer en insistant pour qu'elle ingurgite un sablé mou au beurre rance. Thalia doit rester assise sur une chaise pendant des heures à l'écouter raconter sa jeunesse au pensionnat tenu par des religieuses, son métier d'institutrice et son mariage avec son oncle, pêcheur dans tous les sens du terme. Mamie dit que Tante Roz a la mémoire comme du gruyère, ce qui explique pourquoi elle répète sans cesse les mêmes histoires.

— Je viendrai à dix-sept heures.

Thalia fronce les sourcils et baragouine, agacée :

— Non, c'est trop tard.

— Seize heures trente alors, je dois goûter avant, mais je te garderai une part.

— OK !

Elle repart comme une flèche, elle habite la maison numéro trois et nous la numéro quatre. Lorsque ses parents s'absentent, ils l'envoient chez sa tante et j'ai pour mission de la délivrer. Je la rejoins après le quatre-heures afin de pouvoir refuser poliment toute forme de nourriture. Je m'installe à côté de mon amie et je lui dis « tu te souviens de ce qu'il nous reste à faire ? ». Thalia doit inventer une nouvelle excuse pour que l'on puisse s'échapper. C'est notre phrase codée, notre rituel, ma grand-mère accepte de la garder jusqu'à ce qu'elle puisse rentrer chez elle.

Je me concentre de nouveau sur l'horloge qui affiche maintenant quatorze heures cinq, puis sur le beurre qui passera bientôt de mou à liquide si mamie manque de ponctualité. Je me lève et trépigne d'impatience, me rends à la fenêtre, mais n'y vois que de grosses gouttes écrasées contre la vitre, le sable gris et l'océan déchaîné. Au moment où je décide de récupérer le beurre, mamie apparaît dans l'encadrement de la porte. Je lui saute au cou, soulagée. Manquant de faire tomber sa précieuse boîte à œufs, elle me rouspète puis m'embrasse sur les deux joues. Je l'aime tellement ma mamie. C'est ma seule famille depuis que papa et maman nous ont quittées un matin sans jamais revenir. Disparus en mer : trois mots qui me font toujours aussi mal. Depuis un an, je supplie l'océan de me les rendre. Heureusement qu'elle est là, ma mamie. Elle est petite, mais forte comme un roc, jamais malade, même pas un rhume. Elle a de grands yeux bleus comme la mer, entourés par les vagues que les années ont dessinées sur son visage. Elle travaille dur et je ne manque de rien. Elle m'a installée dans la chambre qu'occupait ma maman et elle a tout redécoré comme j'aime. Avec une lampe, des rideaux et une housse de couette rose bonbon. Elle m'a aussi créé une petite étagère pour mes livres de recettes. Notre maison est minuscule, les murs recouverts de pierres de granit brut, mais elle dit que c'est ça qui fait son charme.

Tu m'appartiens (CONCOURS FYCTIA)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant