Chapitre 21 - Aliénation

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Le quinzième jour de mon arrivée à la clinique se lève en même temps que mes espoirs s'amenuisent. Je devais déjà rassembler mes affaires pour repartir à Concarneau lundi dernier. Je devais résoudre le mystère du docteur Granger et trouver des témoignages contre mon mari. J'ai fait fausse route dans les deux cas.

Le docteur Granger est un homme profondément bon qui se bat pour la vie de son fils. Bien sûr, il ne m'en parle pas, mais Pauline me glisse deux mots sur son rétablissement difficile. Elle ne m'a pas dit pourquoi il était soigné, mais je mesure la gravité de la situation à la mine défaite du psychiatre. Il essaie de cacher son mal-être derrière un sourire ou une plaisanterie. Il est pourtant clair qu'il souffre et je m'en veux d'avoir pu douter de lui.

Mon mari, quant à lui, m'a offert une nouvelle alliance et n'a même pas cherché à savoir où était l'autre. J'ai envie de leur faire confiance. Ils vont m'aider à récupérer ma fille. J'aimerais appeler Thalia pour lui dire d'arrêter ses recherches, mais j'ai trop honte de lui avouer que c'est moi qui suis à l'origine de tous mes maux.

À l'intérieur, je me sens broyée par la culpabilité, les traitements injectés me permettent de survivre, mais savoir que j'ai voulu la mort de ma fille, c'est une souffrance indescriptible. Je me déteste. Savoir que j'ai rejeté la faute sur Thomas, après tout ce qu'il a fait pour moi, appuie encore davantage sur mes plaies. Je vis dans la peur de la retrouver et lui faire du mal. Comment gérer une nouvelle crise, est-ce que j'en aurais seulement conscience ?

Je n'arrive pas encore à enlever de mon cerveau malade toutes ces images de Thomas m'agressant, me sectionnant la chair, me brutalisant. J'ai toutes ses phrases assassines qui me reviennent. Je sais maintenant que ce sont des troubles hallucinatoires, mais ça ne s'efface pas. Le docteur Granger me demande d'être patiente, de laisser le temps aux traitements d'agir. J'ai encore cette peur quand Thomas s'approche de moi, instinctive, ces reculs, ce rejet de lui. Je pense toujours à Art et je m'en veux d'être un monstre infidèle. Mon mari ne force rien, il est compréhensif, je vois dans son regard meurtri, toute la peine que je lui inflige. Il me couvre de cadeaux, passe maintenant de plus en plus de temps à côté de moi dans ce fauteuil, à me remémorer nos voyages, tous nos bons moments. Pourtant, je ne ressens plus rien pour lui. 

Le docteur me rassure : « Vos sentiments sont biaisés par ce passé que vous vous êtes construit. Par ailleurs, tous les couples connaissent des phases d'amours très forts et d'autres de doutes. Ne vous culpabilisez pas, j'ai confiance en votre capacité à dépasser les peurs qui vous retiennent. Vous avez déjà fait d'énormes progrès. Vous me parlez souvent d'Art. Quand vous l'avez rencontré, vous n'étiez pas vous-même. Vous avez idéalisé cette relation et, vous le verbalisez bien, il vous a laissé partir sans lever le petit doigt. Votre mari a toujours été présent, il est conscient de vos troubles et il soulèverait des montagnes pour vous. Je ne suis pas là pour vous influencer dans vos choix, la décision vous appartient, mais il est important de faire la différence entre l'euphorie due à votre maladie et la réalité ».

Il a raison, Art m'a laissée tomber, mais je n'ai jamais ressenti le moindre danger à ses côtés, je me sentais protégée. Thomas a beau tout faire pour me rassurer, je n'arrive pas à être naturelle en sa présence. Il voudrait m'embrasser, me prendre dans ses bras, je ne peux le laisser faire, je n'y arrive pas.

Il est assis à côté de moi et me regarde, souriant :

— J'ai une grande nouvelle à t'annoncer : les médecins ont donné le feu vert, tu vas enfin pouvoir rentrer à la maison ! Dans deux jours, tu seras de nouveau chez toi.

Je devrais sauter de joie à l'idée de sortir de la clinique, mais ici, je voyais Pauline tous les jours. Le docteur Granger me conseillait et m'aidait à me sentir mieux. J'étais dans une routine rassurante. J'ai peur de me sentir seule. Je ne suis pas prête à retourner là-bas. Je ne suis pas guérie de mon passé, même si on me répète qu'il n'est pas la réalité, il me hante toujours. Je me tétanise, il m'injecte un produit et je plonge dans la pénombre.

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Je me réveille difficilement ce matin, je ne sais pas combien de temps je me suis assoupie, je me sens groggy, tous mes membres sont lourds.

L'heure m'indique que Pauline va bientôt arriver. Je m'habille, je mets du temps, mais je suis fière de pouvoir me gérer seule. J'ai retrouvé une certaine autonomie. Les rayons percent les grandes ouvertures de ma chambre. J'ouvre légèrement une des fenêtres et sens la chaleur du printemps. J'ai hâte de pouvoir me promener dans les jardins de Paris. Thomas m'a rassurée, il ne m'a jamais cloîtrée à la maison, je serais libre de mes faits et gestes, pas de vigile ni de belle mère envahissante. Mon esprit fou m'a apparemment encore joué des tours. Thomas a une femme de ménage et un chauffeur, personne d'autre.

Pauline frappe deux coups à ma porte pour m'indiquer son arrivée. Son air enjoué a déserté son visage, elle a les yeux cernés et je la vois lutter pour contenir ses larmes. J'insiste pour qu'elle me parle. Les quinze jours passés ici ont créé des liens entre nous et je l'apprécie beaucoup. Elle a toujours été là pour moi et je me dois d'être là pour elle. Pauline finit par m'avouer que le fils du Dr Granger était son patient. Je crains le pire quand elle me parle au passé, mais il va beaucoup mieux. Contre toute attente, il est même guéri. C'est un petit bout de trois ans dont elle s'est occupée pendant six mois et devoir le quitter a été un déchirement. Elle a toujours souhaité avoir des enfants, mais n'a jamais trouvé le partenaire idéal et a tendance à trop s'attacher à ses petits patients, surtout qu'elle ne reverra plus ce garçon. Elle n'en a pas dormi de la nuit. Elle m'explique que le docteur a décidé de s'installer dans une autre région. Il a donné sa démission hier soir. C'était totalement inattendu.

Je suis partagée entre le bonheur de savoir que son fils est enfin guéri et la déception de savoir qu'il m'a quittée sans préavis. Je lui ai tout confié de ma vie. A-t-il le moindre égard pour ses patients ?

— A-t-il laissé un mot pour moi ? Est-il joignable ?

Elle me répond par la négative, il a laissé une simple lettre de démission sur la table de Thomas, sans adresse. Ce dernier a prévenu le personnel médical. C'était la surprise générale. Il a laissé des dizaines de patients de la clinique dans le désarroi le plus total. Personne ne comprend pourquoi, aucune reconnaissance envers le directeur !

— En quoi devrait-il lui être reconnaissant ?

Elle me cache péniblement son trouble, mais je ne suis pas dupe, elle ne me dit pas tout.

— Euh... et bien de l'avoir soigné ici ! Je dois y aller, j'ai un nouveau patient qui va arriver d'une minute à l'autre.

Devant son air gêné, je tente de la retenir par la manche de sa blouse, mais le frottement du tissu sur son poignet lui arrache un gémissement de douleur. Elle retire brusquement sa main comme si je l'avais brûlée. Je reconnais cette peur dans le regard. Elle replace rapidement son uniforme, mais pas assez pour me cacher les coupures chirurgicales qui ornent sa chair. Elle jette un coup d'œil furtif à la caméra, masquant difficilement son angoisse.

— Parle-moi, Pauline, s'il te plaît. Pourquoi as-tu les mêmes marques que moi ?

Je prends ma tête entre mes mains, perdue, qu'est-ce que cela signifie ? 

Tu m'appartiens (CONCOURS FYCTIA)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant