Chapitre 14 - Rendez-vous

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Depuis notre échange houleux, Art ne vient plus en cuisine, il ne reste plus des heures à côté de moi à m'aider, il n'est plus là pour me faire rire. Il n'y a plus d'odeur de brûlé dans le four, plus de gâteaux ratés à se partager. Il n'y a plus ses yeux bleus qui ne me lâchent pas, qui me sondent, qui m'interrogent. Il n'y a plus son parfum boisé.

Art m'évite et, même si c'est mon rejet et mes mensonges qui en sont la cause, le manque de lui me paraît insurmontable.

C'est mieux ainsi, c'est mieux pour mon bébé, car j'aurais fini par devoir lui dire toute la vérité... et après ? La douleur de son absence est lancinante et pourtant nous n'avions rien construit ensemble alors le laisser prendre de la place et le perdre, comment j'y aurais survécu ?

Julie essaye de combler le vide de lui. Elle m'apporte son amitié et son aide, mais elle n'est pas lui. Elle essaye de me faire entendre raison depuis qu'elle a appris que je les prenais pour un couple. Ce qu'elle ne sait pas, c'est que tellement d'autres barrières sont infranchissables. On ne guérit pas des blessures du passé en quelques mois. On ne fonde pas une relation sur des mensonges.

— Il est aussi mal que toi. Pourquoi n'acceptez-vous pas l'évidence et préférez souffrir ? Ça crève les yeux que vous vous aimez. Si tu voyais comme il te regarde. J'aimerais tellement que quelqu'un m'aime comme ça.

Je la supplie presque :

— S'il te plaît, n'insiste pas. Si tu aimes Art, alors, pour son bien, n'essaye pas de nous mettre ensemble. S'il est triste de ne pas avoir plus que notre amitié, ce n'est rien par rapport à ce qu'il pourrait ressentir s'il connaissait les casseroles que je traîne derrière moi.

Cela me tue de lui dire ça, pourtant je continue :

— Il trouvera une fille aussi géniale que lui et il fondera sa propre famille. Il n'aura pas besoin d'élever l'enfant d'un autre avec tout ce que ça implique. Ton amitié m'est précieuse et j'aimerais pouvoir tout te raconter mais je ne peux pas, je ne mettrai jamais en danger mon bébé, c'est ma priorité. S'il le faut, je peux partir, je ne veux pas créer plus d'ennuis.

— Bien sûr que non, je t'adore et je suis heureuse d'avoir une fille à mes côtés ! Tu apportes tellement au manoir. La qualité de ta cuisine nous fait énormément de pub et tes petits gâteaux te permettent d'économiser pour ton bébé. Tout le monde est gagnant. Il est blessé, il finira par accepter... le temps fera son œuvre.

Du temps... Déjà trois mois que je ne le croise parfois qu'une ou deux fois dans la semaine, un sourire froid et triste vissé aux lèvres. Il baisse la tête, me croise et repart du côté opposé. Walou ressent la tension et me rejoint de moins en moins, comme s'il savait que le rejet venait de moi, comme s'il avait compris la blessure infligée à son maître. Double peine.

Pour combler son absence, je remplis mes journées.

Julie m'aide à préparer l'arrivée du bébé. Je pourrais accoucher d'un moment à l'autre. On a réussi à organiser le penty de manière à ce que nous ne manquions de rien. Il y a un petit berceau à côté du canapé-lit, une baignoire pliable et une table à langer dans la salle de bain. J'ai également investi dans un landau et un maxi-cosy. J'ai choisi des couleurs neutres, beige, taupe, mais j'ai aussi choisi des couleurs pastel. J'ai bien conscience qu'il faudra que je déménage d'ici six mois, quand il aura besoin de sa propre chambre, mais pour l'instant, je ne vois pas de meilleur endroit pour ses premiers mois de vie. Je suis entourée, Julie m'épaulera et Art aussi, j'espère. J'aurais aimé qu'il soit le père de mon enfant. Je les imagine parfois en train de refaire le monde, les mains dans la pâte à gâteau, les batailles de farine, les rires qui résonnent. Mais ce n'est pas lui le père de mon bébé. On ne refait pas le passé.

Je ne les remercierai jamais assez de m'avoir permis de passer mes derniers mois de grossesse sans coup, sans heurt, sans craindre de mourir. Je réapprends doucement à exister, sans peur de l'autre. Je me rends, petit à petit, compte que la vie peut offrir bien plus que ce que j'ai connu. J'ai encore du chemin pour m'ouvrir aux autres. Je n'ose pas accompagner Julie au bar ou chez des amies, j'ai toujours peur de croiser un ami d'un ami d'un ami de Thomas, ou de laisser un indice, une trace, qui lui permettra de remonter jusqu'à moi. Ces phrases de menace me hantent encore « un jour ce sera toi » et les nuits sont toujours compliquées, mais ici j'ai un travail, je suis indépendante et je me laisse le temps de guérir mes blessures.

Je m'en veux terriblement des tensions qui pèsent entre Art et moi. Avec la complicité de Julie, nous avons organisé une petite soirée entre nous, la première depuis mon installation.

J'espère juste que Art acceptera...

Ce matin, alors que je pars au manoir, je le vois en train de réparer le tracteur-tondeuse et je décide d'aller lui parler pour mettre fin à ces tensions qui me rongent depuis bien trop longtemps.

— Bonjour, tu vas bien ?

Il me fait un signe de tête sans la relever... Bon, la tâche s'avère plus difficile que je ne le pensais.

— Est-ce que tu as deux minutes pour que l'on puisse se parler ? 

Il continue de fixer son tracteur et me répond d'un ton détaché :

— Je t'écoute.

Je ne sais pas vraiment par où commencer. Je me lance quand même, ça ne peut pas être pire que ce que l'on vit actuellement.

— Quand je t'ai dit que je ne pouvais pas te donner plus, je le pensais vraiment, mais je ne voulais pas perdre ton amitié. Tu es important pour moi. Tous ces moments partagés me manquent. J'aimerais pouvoir continuer à cuisiner avec toi, j'aimerais pouvoir te parler de la pluie et du beau temps. J'aimerais te retrouver. Art, arrête de me fuir s'il te plaît. Est-ce que tu veux bien venir voir un film au penty ce soir ? J'ai invité Julie aussi.

Il me regarde enfin dans les yeux, mes réels yeux verts. Depuis qu'il m'a vu sans lentilles, j'ai décidé de ne les porter que pour la ville. J'y lis de l'hésitation, mais aussi de l'envie et j'espère qu'il dira oui.

— Désolé, j'ai un rendez-vous ce soir.

Ce serait égoïste d'insister. Je lui tourne le dos pour lui cacher ma déception et repars vers le manoir. Il me rattrape finalement.

— En fait, c'est OK.

Et mon cœur fait des bonds comme une gamine. J'espère retrouver mon ami.

Tu m'appartiens (CONCOURS FYCTIA)Where stories live. Discover now