Chapitre 10 - Une chance inespérée

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J'arrive au bout de cette longue plage et des appels incessants me sortent de ma tranquillité. Je sens finalement un tapotement dans mon dos et je réagis beaucoup trop vivement.

Art lève les bras en signe d'apaisement et m'observe curieusement :

— Je t'appelle depuis dix minutes, je suis prêt pour aller en ville, c'était plus rapide que je ne le pensais.

Marie, il appelait Marie... vingt-six ans que tout le monde m'appelle Cassie et je ne sais pas si je me ferais à mon nouveau prénom.

— Désolée, j'étais dans mes pensées.

Il hausse les sourcils avec une moue dubitative, mais n'ajoute rien et, après que je sois repassée au Penty prendre l'argent de Thalia, nous nous mettons en chemin pour le centre-ville dans sa 206 noire, si différente du van multicolore de sa copine. Le silence s'installe, pesant, et je me décide à rompre la gêne :

— J'ai parfois des réactions exagérées et je souhaite te présenter mes excuses pour hier.

Il sourit et me répond gentiment :

— Avant d'arriver sur l'île, Julie était bénévole dans un refuge pour animaux maltraités. Ils récupéraient des chiens et chats qui avaient trop souffert pour être placés dans des familles. Ils les « resociabilisaient ». C'est là-bas que nous nous sommes rencontrés, et que j'ai aussi trouvé mon bon gros Walou. On ne connaît pas bien son passé, mais les bénévoles ont mis des mois à pouvoir l'approcher sans risquer de perdre un bras. Il n'y a rien de méchant en lui, c'était juste de la peur. Aujourd'hui, c'est un chien adorable avec Julie et moi, mais il faut faire attention. Il reste sur ses gardes et peut montrer les dents à certaines personnes sans que l'on ne sache vraiment pourquoi, peut-être est-ce dû aux fantômes de son passé. Rassure-toi, il n'a jamais mordu depuis qu'il est avec moi. Je suis méfiant, car je ne veux pas qu'il paie pour la méchanceté des hommes.

Il arrête la voiture sur un petit parking face au port et tourne la tête pour s'attacher à mon regard. Il y voit certainement une larme échouée sur ma joue que je n'ai pu retenir, il me prend délicatement la main et cette fois, je ne repousse pas ce geste amical. Il poursuit :

— Walou t'a adoptée. C'est la première fois que je le vois baisser la garde avec quelqu'un en si peu de temps et je pense deviner pourquoi, vous avez beaucoup en commun tous les deux.

Il me lâche la main et je ressens un vide que je ne peux expliquer. Certes, on ne se connaît pas, mais il a le don de lire en moi. Il ne me juge pas malgré mon manque de reconnaissance à son égard depuis que je suis arrivée.

— Appelle-moi quand tu auras fini tes courses, je reviendrai te chercher.

Je l'en remercie et arpente les jolies rues dallées à l'abri du vent. J'ai beaucoup de difficultés à me promener sereinement. J'ai l'impression d'être à découvert, une cible pour Thomas. Dans chaque regard, dans chaque pas saccadé, dans chaque ombre, il est là, il me suit. Je secoue la tête pour chasser mes peurs, non, il ne gagnera pas.

Julie m'a indiqué l'emplacement d'un bureau de tabac où je pourrais trouver mon téléphone ainsi que d'une pharmacie où acheter une coloration, un test de grossesse et récolter des informations sur une gynécologue.

Au détour d'une ruelle, j'ai un coup de cœur pour une petite boutique de vêtements. Je choisis des pulls chauds et larges afin de dissimuler mon ventre.

Deux heures sont nécessaires pour effectuer tous mes achats. À chaque arrêt, je me renseigne sur les postes à pourvoir, mais je me rends vite compte que trouver un emploi hors saison est une mission impossible.

Avant d'appeler Art, je penètre dans une épicerie. J'ai toujours ce petit jugement au-dessus de ma tête qui aimerait me dicter ma conduite. C'est trop gras, trop salé, trop sucré ! Thomas a beau être absent, la culpabilité reste.

J'extirpe mon téléphone portable de ma poche pour demander à Art de me retrouver sur le parking, non sans une certaine fierté. J'avance à mon rythme. Cet objet est un autre pas vers mon indépendance.

Art ne tarde pas à me rejoindre :

— Laisse-moi porter toutes ces choses.

Il n'attend pas ma réponse et saisit mes courses.

Je suis soulagée d'avoir caché le test de grossesse dans mon sac à main. À notre retour, il m'aide à tout ranger. C'est étrange de le voir là, dans mon intimité.

Il doit le sentir et essaie de me détendre par l'humour :

— Julie m'a fait goûter tes cookies et je veux bien qu'on s'engueule plus souvent !

Il me regarde rire tendrement et me demande, hésitant :

— Pourrais-tu nous préparer le dessert ? Nous avons six clients au manoir et avec les réparations, je n'ai pas eu le temps d'y penser. Si Julie apprend que je leur ressers une salade de fruits, elle va vraiment me haïr...

Je regarde ma montre, il est déjà onze heures quarante ! Je réfléchis à un dessert rapide...

— As-tu une billig ?

À son regard perplexe, je traduis :

— Une crêpière, un objet rond avec une plaque en fonte qui permet de tourner les crêpes et les galettes ?

— Ah ! Il se frotte le menton, en pleine réflexion. Nous en avons une, oui, je ne l'ai jamais utilisée. Je te laisse finir de ranger, je vais te sortir l'engin ! Merci, tu me sauves la vie.

J'acquiesce en souriant. Même si je n'aime pas l'idée de nourrir cette étrange proximité, je leur dois bien ça. Je me dépêche d'ordonner mes quelques acquisitions et prends un instant pour réaliser mon test de grossesse, je ne veux plus attendre. Quelques minutes et j'ai la confirmation tant espérée. Avoir enfin la preuve sous les yeux que je ne me suis pas attachée à un espoir vain, que je me suis battue pour lui et non pour une chimère, me remplit de joie.

J'arrive au manoir, reboostée. Art me montre leur cuisine digne d'un restaurant : tout a été entièrement refait à neuf, elle est d'une propreté irréprochable. Une préparation mijote sur un piano de cuisson avec un four à double cavité, il y a aussi une friteuse, une plancha et un gaufrier professionnel. Il a déposé la billig sur un grand îlot en inox.

Je crois bien que j'ai des étoiles dans les yeux.

— Ma grand-mère l'a entièrement rénovée il y a trois ans. Elle voulait que mon père transforme la salle à manger en restaurant gastronomique. Elle pouvait se montrer très persuasive et a toujours mené sa famille à la baguette. Mon père n'a jamais osé lui dire qu'il aspirait à une retraite bien méritée et que son rêve lui était passé depuis longtemps. Je suis indigne de cette cuisine.

Et moi, je suis officiellement jalouse. À Paris, les tâches ménagères étaient réservées aux employés de Thomas, pas à sa femme.

Je trouve très vite mes marques et me sens comme un poisson dans l'eau. Je sors des galettes de froment aux pommes confites et caramel au beurre salé. Devant la mine réjouie de Art, les assiettes vides en main, j'ai l'impression de leur rendre un peu de la chance qu'ils m'offrent.

Après le service, nous nous mettons tous les trois sur l'îlot de la cuisine pour partager les restes. Julie me demande si ma recherche d'emploi a été fructueuse et, lorsque je secoue la tête d'un air dépité, elle me propose de m'occuper des repas. En échange, je pourrais manger après le service et je garderais le penty. Art me prêtera sa 206 si j'ai besoin d'aller en ville. Ils ne savent pas encore s'ils pourront me verser un petit salaire, mais l'accès libre aux cuisines et à internet est une contrepartie suffisante. Je pourrais enfin reprendre une activité de vente de gâteaux en ligne, comme à mes débuts. Il faut que je me renseigne sur les possibilités de livraisons rapides.

Je leur demande juste de m'éviter tout contact avec les clients et je les remercie intérieurement de ne pas poser de questions.

Je rentre dans ma maisonnette, le cœur rempli d'espoir et la tête pleine de rêves. J'ai l'impression que la vie m'offre une deuxième chance et j'ai envie de la saisir.

Tu m'appartiens (CONCOURS FYCTIA)Where stories live. Discover now