Chapitre 17 - Déchirement

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Après une nuit sous sédatif, je me réveille vaseuse et angoissée à l'idée de subir une expertise psychiatrique. Dois-je dire la vérité ? Avec mon vécu, me laissera-t-on récupérer ma fille ? S'appuiera-t-on sur le compte rendu délivré par ce docteur Granger que je n'ai jamais vu ? Une prise de sang suffirait-elle à montrer que je n'ai jamais pris les médicaments prescrits ?

Vais-je finir internée et laisser le champ libre à mon mari ?

Toutes ces questions se chamboulent dans ma tête et j'ai l'impression de devenir folle. Non, ce n'est pas le moment de baisser les bras. J'ai une chance de prouver que je peux m'occuper d'Emilie.

Il est onze heures quand le psychiatre arrive. De taille moyenne, il est rondouillard, le crâne dégarni avec de petites lunettes vissées sur son visage replet. Il a un sourire pincé, mais je me détends quand il accepte que l'on me détache. Je masse mes poignets douloureux et il me regarde avec empathie. Il se présente puis m'explique le but de cet entretien. Il rédigera un bilan objectif sur mon état mental. Il n'a aucun pouvoir de décision vis-à-vis de ma fille. Il me propose en premier lieu de lui raconter mon histoire. De ma plus tendre enfance jusqu'à maintenant.

Il m'analyse, scanne chacun de mes gestes, de mes expressions faciales. Il note sans relâche chaque détail évoqué. Quand je relève la tête vers lui, je suis incapable de déchiffrer la moindre émotion. Me croit-il ? Je décide d'être honnête et j'ai l'impression de subir une autopsie mentale.

Avez-vous déjà eu des idées suicidaires ? Avez-vous des périodes d'euphories, de déprime ? Avez-vous des difficultés à dormir ou des périodes où vous vous sentez bien avec peu d'heures de sommeil ? Certains membres de votre famille ont-ils des troubles psychiatriques ? Prenez-vous de l'alcool ou des drogues ? Avez-vous subi un événement traumatisant ? Vous faites-vous ces cicatrices intentionnellement ? Pourquoi avoir décidé de garder cet enfant à l'insu de votre mari ?

Je suis contrainte de lui dire que oui j'ai eu des pensées suicidaires, oui j'ai eu des moments de déprime, oui j'ai eu un gros traumatisme avec la perte de mes parents, oui mes nuits sont courtes et ponctuées de cauchemars. Mais non, je ne me suis jamais automutilée et je ne prends pas non plus de traitement pour des troubles de la bipolarité malgré les preuves concrètes qu'il a sous les yeux. J'ai choisi de garder mon bébé, car l'idée d'avorter était impensable et que c'était ma lueur d'espoir dans cet enfer. Je l'aime depuis le jour où j'ai compris que j'étais enceinte.

Plus l'expertise avance et plus je redoute le compte rendu qu'il va fournir au juge. Il achève son interrogatoire et quitte la pièce, d'une démarche mécanique, le visage impassible. Je dois maintenant attendre son verdict.

L'infirmière m'amène un plat froid que je mange sans appétit. Une colère sourde se réveille en moi. Thomas va payer pour tout ce qu'il m'inflige. Il ne gagnera pas. Je saisirai toutes les chances pour le mettre à terre, je veux que son monde s'écroule.

Je fixe la fenêtre pendant ce qui me semble être des heures, laissant mon esprit se venger de lui.

Les heures de visites commencent et j'écarquille les yeux quand je vois Art s'avancer vers moi, une boîte de chocolats dans une main et mon sac de l'autre. Ses cheveux bruns sont en bataille, le bas de son visage est mangé par une barbe qu'il a négligemment laissé pousser. Son expression trahit une profonde inquiétude. Il ancre son regard au mien, un sourire forcé aux lèvres. Je suis profondément touchée qu'il soit là, malgré tout.

— J'ai réussi à sauver tes papiers et ton téléphone ! Julie aurait tellement voulu venir, mais on ne pouvait pas laisser le manoir. Tu nous as fichu une peur bleue ! Je suis soulagé que tu sois enfin réveillée.

Il s'assied sur le lit et me surprend quand il m'enlace délicatement. Je laisse échapper une plainte en sentant une décharge irradier mes côtes, mais je m'accroche à lui pour qu'il ne me lâche pas. Son odeur m'apaise et j'ai tellement besoin de son soutien. Il est présent, toujours et encore, sans jugement, sans reproches. Il me regarde et me comprend. Je n'ai pas besoin de mots pour qu'il ressente ma gratitude. Il a besoin que je fasse taire cette culpabilité qui s'infiltre en lui comme un poison. Il s'ouvre à moi. Il aurait dû être là pour me défendre. Il y avait tant de signes. Il me confirme que Walou savait, il était comme un lion en cage. Il est resté toute la journée qui a suivi l'agression sur le sable, couché à l'endroit de ma chute.

À l'évocation de son chien, je revois ses crocs menaçant Thomas, il a reconnu en lui l'agresseur, cette espèce humaine qui meurtrit la chair, qui humilie. Mon Walou serait sûrement euthanasié pour m'avoir défendue. C'est mieux ainsi. J'ai déjà causé tant de blessures à son maître.

Je décide de lui exposer mes projets dans les moindres détails, il n'y aura plus de secrets entre nous. Les non-dits qui, au lieu de nous protéger, m'ont amenée ici. Je veux en finir avec cette impression d'être au centre d'un labyrinthe, oppressant, étouffant, constitué de milliers de chemins différents dans lesquels je me suis perdue sans cesse, revenant toujours au même endroit sans avancer, sans pouvoir trouver la clef de ma liberté. Même au manoir, je n'étais pas libre, tant que Thomas sera dehors, je ne pourrais pas l'être.

Au fil de mon explication, Art se tend, serre ses poings, son regard me foudroie. Je sens que j'use toujours plus sa patience et sa si grande maîtrise de lui-même.

Il me répond, d'un ton catégorique :

— Tu ne peux pas te jeter dans la gueule du loup, c'est hors de question. Quelle image laisseras-tu à ta fille ? Tu penses à Thalia, à Julie, à moi ? Tu fais partie de nos vies et on a besoin de toi. Il y a forcément d'autres solutions, tu peux prendre un avocat, tu peux demander une contre-expertise, si le compte rendu du psychiatre n'est pas objectif. Il y a forcément un autre moyen. 

Il prend sa tête entre ses mains et poursuit d'une voix éraillée par la tristesse :

— Je suis fatigué de tout ça. Tu me demandes quoi au juste ? De rester là à attendre que Thalia m'appelle pour me dire qu'il t'a tué ? C'est un malade, ce type, tu dois demander le divorce et prouver au juge que tu es capable de t'occuper seule de ta fille. Tu as des revenus réguliers, les ventes de gâteaux cartonnent, tu peux venir t'installer au manoir, Emilie aura sa chambre. Mais, si tu retournes avec lui, ce sera sans moi.

Quand je l'ai vu passer la porte de cette chambre lugubre, j'ai ressenti tout l'amour qu'il me portait. Son inquiétude me touche. Je sais qu'il essaie de me faire renoncer. Je l'aime profondément, comme je n'aimerai plus jamais aucun homme, mais ce que je ressens pour ma fille est indescriptible. Elle est mon sang, ma chair, elle m'est indissociable. En éloignant Art de moi, en le laissant partir, je le protège de tous mes démons, de Thomas, de cette bataille que je vais mener sans relâche. Je dois récupérer mon bébé et je suis prête à tout pour elle... même le perdre.

Je ne lui réponds pas, je n'en ai pas besoin, il connaît ma détermination. Il s'approche doucement de moi, je baisse la tête pour lui cacher ma peine, mais il soulève mon menton et m'embrasse, pour la première fois. Son baiser est possessif, il me transmet sa rage, sa souffrance et sa résignation. Il me regarde une dernière fois, les yeux brillants, puis sans un mot, se lève et quitte la chambre, laissant un vide immense dans mon cœur. Le vide se remplit de haine pour celui qui en est la cause et me donne la force d'avancer.

Tu m'appartiens (CONCOURS FYCTIA)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant