24 - ANTOINE

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Antoine se coula dans le couloir comme une ombre et referma la porte avec mille précautions. Un sourire doux flottait sur ses lèvres. Les éclairs qui transperçaient le ciel et les grondements de l'orage ne parvenaient pas à assombrir son humeur.

Il se préparait à fuir, avec tous les dangers que cela impliquait, et il se sentait pourtant léger. Comme si le plus dur était déjà fait alors que leur fuite n'avait pas même commencé. Il avait encore sur sa langue le goût des lèvres de Mirabelle, et son parfum entêtant collé à la peau. L'indicible ivresse qu'il avait éprouvée en l'embrassant s'attardait dans son sang et le rendait plus téméraire, plus optimiste.

Peut-être un peu trop.

Il fit un effort pour repousser cette euphorie lénifiante et dressa mentalement la liste de ce qu'il devrait emporter. Sa bourse, en premier lieu, dont il ne restait pas grand-chose. Pas assez pour rentrer en France du moins. Son regard tomba sur les boutons de manchette en nacre de sa chemise. Peut-être pourrait-il en tirer un bon prix une fois à terre ?

L'esprit obnubilé par ses plans, il poussa la porte de sa propre cabine. Son enthousiasme s'évanouit comme une fumée qu'on disperse : un chaos monstrueux régnait dans la pièce. Sa malle avait été retournée et vidée à même le sol. Les tiroirs des tables de chevet gisaient sur le plancher et les portes de la penderie bâillaient sur leurs gonds. Il fit un pas et son pied écrasa une des chandelles que Mirabelle avait cachée dans ses affaires.

C'est à ce moment qu'il réalisa que les globes à flux de la chambre brillaient de tout leur éclat.

Son cœur se décrocha dans sa poitrine et rebondit sur chacune de ses côtes. La porte grinça derrière lui et se referma dans un claquement sec. Il bondit et fit volte-face.

Solstörm se tenait adossé contre le mur, et jouait négligemment avec le cadran de sa montre à gousset. Un sourire froid, qui ne montait pas jusqu'à ses yeux étirait ses lèvres. À côté de lui, une main sur la poignée de la porte, Auguste Becquerel le toisait, les traits durcit par une moue écœurée.

— Je suis navré, Antoine...

— Monsieur Becquerel m'a révélé une foule d'informations fascinantes sur votre compte Monsieur d'Aubenas, coupa le prince. Ou plutôt devrais-je dire Monsieur Reynaud ?

Antoine blêmit. L'accent rocailleux de Solstörm lui donnait l'impression de dévaler une pente truffée de pierres coupantes. Le pressentiment que la chute finale serait plus douloureuse encore ne le quittait pas. Il serra les poings.

— Je n'imaginais pas que vous me trahiriez une deuxième fois, cracha-t-il en direction d'Auguste. Encore moins au profit d'un magicien...

— Allons, mon cher, ce mensonge grossier que vous avez tissé ne pouvait durer, rétorqua Solstörm en jetant un œil à sa montre. Je me doutais qu'il y avait quelque chose d'étrange chez vous, dès les premiers pas que vous avez effectués dans mon salon. Votre soi-disant faiblesse magique, vos questions techniques, votre méfiance... Et vos regards fiévreux échangés avec mademoiselle d'Aubenas. Je ne suis pas dupe. Ce n'est pas ainsi qu'un frère regarde une sœur.

— Cette sorcière te manipule Antoine, renchérit Auguste. Tu es trop idiot ou dément pour le voir. Un phalène attiré par un globe à flux, voilà ce que tu es devenu.

— Vous êtes à la solde d'un suprémagiste, je ne vois pas bien ce qui vous autorise à me juger ! siffla Antoine en retour.

Auguste pinça les lèvres et son visage afficha un masque furieux avant de se relâcher. D'une voix grave et sereine, il assena :

— Je fais ce qu'il faut.

— C'est cela, efforcez-vous d'y croire...

— Il suffit ! trancha le prince. Aussi divertissant que soit tout ceci, je n'ai aucune intention de m'intéresser à vos vieilles rancunes. Le temps presse, et le mien est précieux.

Il fit claquer le couvercle de sa montre.

— Rendez-moi le cristal.

Antoine balaya du regard le désordre de la pièce.

— C'est donc cela que vous cherchiez ? murmura-t-il. Qu'est-ce qui vous dit que je l'ai ?

Le prince cilla.

— Parce que je le sens. Le flux ne ment pas.

L'ingénieur sentit le poids du pendentif dans sa poche avec une acuité accrue. Il s'humecta les lèvres, indécis. Pouvait-il encore tenter de négocier ? Gagner du temps ?

— Ma patience a ses limites, soupira Solstörm en roulant des yeux.

Il n'eut qu'à faire un mouvement de l'index et les muscles du jeune homme devinrent aussi raides que de la pierre. Il pouvait à peine respirer. Un courant électrique figeait ses nerfs, et il avait l'impression que le prince le tenait dans sa paume, qu'il lui suffirait de refermer les doigts, d'un geste sec et définitif pour l'anéantir. Comme on écrase un papillon. Son estomac se souleva. Les mots d'Auguste brûlèrent sa mémoire. Un vulgaire phalène. Un éphémère. Voilà ce que son existence représentait aux yeux de ce magicien.

— Allez Becquerel. Dépêchez-vous.

Le savant s'approcha d'Antoine, une pointe d'hésitation dans le regard.

— Vous n'auriez pas dû, souffla-t-il. Je vous avais pourtant averti de ne pas vous en mêler.

Antoine ne pouvait pas répondre. Sa langue était collée à son palais, mais le regard noir dont il gratifia le savant parlait à sa place. Auguste tâta consciencieusement les poches de son gilet, puis celles de son pantalon. Il s'empara du collier, et le présenta en évidence au prince qui hocha le menton.

Solstörm s'avança alors d'un pas tranquille pour se dresser face au jeune homme à sa merci. Antoine aurait voulu pouvoir s'écarter, le repousser, ou simplement dire quelque chose à même de fendiller le masque impassible qu'il affichait. Il aurait tout donné pour arracher l'assurance qui brillait dans ce regard de glace.

Mais il restait planté là, immobile malgré lui, impuissant comme toujours, en passe de se faire écraser comme un moucheron.

Le prince se pencha pour l'étudier en plissant les yeux. Ses narines frémirent tandis que les derniers effluves de fleur d'oranger flottaient entre eux. Il tordit sa bouche en une grimace furieuse.

— Vous avez oublié votre condition misérable parce que votre pays et votre religion vous ont fait croire que vous valiez mieux que cela, murmura-t-il d'une voix sourde. Néanmoins les ordinaires et les magiciens ne sont pas faits pour s'associer. Nous ne sommes pas de la même race, vous et moi. Tout comme elle et vous. Je vous épargne de nombreuses désillusions.

Il se redressa, le regard luisant.

— Nous allons vous trouver un placard confortable et isolé dans lequel vous pourrez vous tenir tranquille jusqu'à notre arrivée à Saint-Pétersbourg. Ensuite... je verrais comment traiter votre cas.

Il claqua des doigts et les jambes raides d'Antoine se mirent en mouvement contre sa volonté pour suivre le prince. Il rua, lutta en vain contre les picotements électriques qui actionnait ses muscles. Ses pieds refusèrent de lui obéir et talonnèrent le prince jusque dans le couloir. Lorsqu'il voulut alerter Mirabelle, ses lèvres restèrent scellées par la magie.

Son corps le trahissait de la plus lâche des façons pour se changer en prison contre laquelle son esprit buttait. Il n'était plus qu'une vulgaire marionnette.

— Ce n'est pas ce que nous avions convenu ! protesta Auguste. Vous deviez le laisser quitter le vaisseau !

Le prince haussa les épaules.

— Eh bien, j'ai changé d'avis.

Les Accords ÉlectriquesWhere stories live. Discover now