13 - ANTOINE

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Savile Row représentait au cœur de Mayfair l'épicentre du chic Victorien.

Bordée par les devantures sombres d'artisans tailleurs aux lettrines d'or, il se pressait dans ce quartier tout ce que la ville avait de plus élégant et fortuné. Aussi, Antoine se sentait-il particulièrement hors de propos affublés des vieux habits de Lord Osborne pour arpenter ces avenues. Il ne cessait de rajuster le gilet fatigué comme un cheval en fin de course, ou de remonter les manches trop longues de la redingote surannée. L'impression que les passants le toisaient avec dédain ne le quittait pas.

Mirabelle à son bras n'était pas plus à son avantage, accoutrée d'une robe d'un parme criard qui lui donnait un teint cendreux. Seule Lady Osborne semblait parfaitement réjouie sous son ombrelle et passait son temps à s'arrêter pour saluer là une connaissance, là une « amie chère » qui, sitôt partie, devenait l'objet de quelques commérages glissés à voix basse.

« La pauvre... son fils lui donne bien du souci... »

« Ne vous y fiez pas, ma chère, cet homme a un penchant pour le jeu. J'ai ouï dire qu'il a perdu une fortune récemment à la table de Lady Pembley... »

« Elle a une fille à marier, prenez garde Antoine, j'ai bien observé sa manière de vous considérer... »

Si ce babillage incessant amusait beaucoup le jeune homme qui s'efforçait d'y répondre et de se montrer aimable, Mirabelle conservait quant à elle une expression pincée.

— Qu'avez-vous à la fin ? chuchota-t-il en profitant de ce que Violeta Osborne saluait une nouvelle connaissance.

– Rien.

— Vous pouvez cesser d'être aux abois, vous savez. Nous ne sommes plus sur le sol français.

— Si vous vous pensez à l'abri, vous êtes encore plus irresponsable et malavisé que ce que je croyais.

— Oh arrêtez un peu avec vos grands chevaux ! C'est vous qui finirez suspecte à force de tirer cette tête d'enterrement.

Mirabelle n'eut pas l'occasion de répliquer : Lady Osborne s'arrêta devant une devanture d'un vert presque noir pour les héler. Il jeta un coup d'œil à l'enseigne peinte avec raffinement. Henry Poole & Co, tailleur.

— Antoine, venez donc par ici ! Il vous faut absolument un costume d'Henry ! décréta-t-elle.

Dans la vitrine de l'échoppe, une redingote bleu marine aux finitions soignées trônait sur un mannequin. Des cravates de soie en exposition affichaient leurs plus beaux reflets moirés sous la lumière du jour. À son grand soulagement, tout semblait du meilleur goût. Et d'un luxe consommé.

Lady Osborne y entrait déjà.

— En avons-nous les moyens ? lui demanda Mirabelle.

— Le capitaine Guennec nous a saignés à blanc, mais il me reste encore quelques fonds, répondit-il à voix basse. Il va falloir se montrer raisonnable.

— J'ignorais que ce terme faisait partie de votre vocabulaire.

Antoine se composa une figure outrée qui parvint à arracher un rictus à la magicienne. Il lui tint la porte de la boutique et susurra :

— Après vous, très aimable sœur.

Mirabelle roula des yeux en franchissant le seuil.

La boutique d'Henry Poole baignait dans une douce lumière grâce aux larges vitrines qui donnaient sur la rue. Des paillettes de poussières accrochaient l'or pâle du jour. Sur les murs s'empilaient toutes sortes d'étoffes enroulées dans un ordre impeccable, classées par teinte et tissage. Laines, jerseys, draps de soie, coton et lin attendaient avec une discipline presque militaire, le moment où ils seraient déroulés, palpé, découpé et épinglé. L'imposant comptoir demeurait vide, mais on percevait la rumeur d'une conversation en provenance de l'arrière-boutique où se trouvait probablement la salle d'essayage.

Les Accords ÉlectriquesWhere stories live. Discover now